mercredi 29 avril 2009

Schtroumpfs 4





Comme les étudiants sur les campus nord-américains, les Schtroumpfs font si souvent la fête – avec force salsepareille1, jus de framboise, gâteau et miel2 – qu’ils s’ennuient à mourir et s’avouent lassés des « schtroumpfs d’artifice », des « défilés », des « lampions » et des « bals »3. Il est vrai que « le bonheur est un problème d’économie libidinale individuelle » ; et qu’à ce titre il s’accommode mal de la société, de l’agglutination. Ainsi, l’univers schtroumpf – qui est une utopie reposant sur la comparaison de deux univers qui coexistent : le village bienheureux, prospère, avec ses pimpantes maisons de champignons d’une part et, de l’autre, l’humanité dégradée, figurée par le disgracieux Gargamel, son chat revêche et leur maison dégoûtante – figure aussi le paradis cauchemardesque de la collectivisation. Il est à cet égard significatif que les mêmes traits qui font du monde des Schtroumpfs une utopie le désigne aussi au lecteur comme une dystopie : le caractère clos de ce monde aux relations sociales apparemment parfaites et l’abolition de l’Histoire, sa dissolution dans un présent perpétuel où le bonheur et la satisfaction des besoins apparaissent avec trop d’insistance pour être vrais. Ce éden excessif et menaçant ramène le lecteur à des stades anciens de son développement psychique ; son plaisir s’enracine « dans les relations d’Objet les plus archaïques, dans la scoptophilie » et « tient sa puissance encore de tout ce qui peut subsister dans la sublimation des anciennes pulsions, orales, avec leur insatiable avidité, anales, marquées par leur besoin de contrôle et de maîtrise obsédant – et la situation de lecture revivifie tout cela en sourdine, surdéterminant notre rajeunissement avec force »4. Et c’est peut-être bien pour renforcer le jeu entre régression et interprétation après-coup que les albums de ces gnomes au « langage particulier » que sont les Schtroumpfs associent si étroitement utopie et uchronie (la série, qui se déroule dans un Moyen Âge chimérique, fait fi des vérités historiques et des contradictions sociales, et il est intéressant à cet égard de noter que la salsepareille dont les nains bleus sont tellement friands était ignorée au Moyen Âge puisqu’elle ne fut importée du Nouveau Monde en Europe qu’en 1563). Mais, de même que jusqu’en Arcadie règne la mort, dans cette effroyable utopie, la jalousie, la paranoïa, la folie des grandeurs existent, et structurent, entre autres, Le Schtroumpfissime, qui est assurément l’album le plus abouti de la série. Celui-ci expose, par l’exemple, les méfaits de la démagogie, cette lâcheté qui consiste à rechercher l’approbation des simples en flattant leurs défauts les plus communs : nonchalance, concupiscence, envie, goinfrerie, etc : « si j’étais élu, je ferai faire du gâteau tous les jours. Je doublerai les rations de salsepareille ! Et on schtroumpferait des crêpes trois fois par semaine » ; « si j’étais élu, je déciderais qu’on ne doit schtroumpfer que si l’on en a envie » ; « je te ferais nommer soliste en chef de la fanfare schtroumpf » promet, avant d’être élu, le Schtroumpfissime aux schtroumpfs gourmands, paresseux et musicien. Et c’est parce tout ce qui plaît au peuple Schtroumpf a ipso facto force de loi que ce dernier est régi par la lâcheté, cette maladie de la volonté, récurrente chez les peuples nantis naturellement amenés à refuser tout conflit, direct ou agonal – tout en étant étonnamment frondeurs et revendicatifs.
Cette pusillanimité, qui est au cœur du Cracoucass5 et d’Une Fête schtroumpfante6, motive la formidable paresse dont ces nains font preuve dans leurs plus infimes activités – activités risibles dont les prototypes sont le barrage et le pont sur la rivière Schtroumpf. Pourtant, à y regarder de plus près, ce dernier n’est pas aussi extravagant et dérisoire qu’il n’y paraît. A l’instar du canal de la Volga au Don que Staline fit jadis creuser à main nue, son intérêt réside en lui-même, au fait qu’il fournit aux Schtroumpfs du travail (et c’est précisément pourquoi, il doit sans cesse, d’un album à l’autre, être détruit7). Sa construction en effet permet au Grand Schtroumpf, cette allégorie de la sagesse et du savoir, d’inculquer à sa tribu de gnomes la valeur de l’effort, les récompenses du labeur. Et c’est cette passerelle loufoque qui lui fournit les arguments les plus concluants de ses plus belles harangues : « Il y a encore un travail à schtroumpfer ! Allons les Schtroumpfs, du cran, de la poigne, il faut reconstruire le pont ! »8. Le Schtroumpf à lunettes veille d’ailleurs à vilipender et à dénoncer les schtroumpfs parasites qui ne travaillent pas, qui « schtroumpfent pendant que les autres travaillent » pour le bien être de la communauté9. Comme toute œuvre s’adressant à un public enfantin, les albums de Peyo ont ainsi une portée édifiante et vantent avec constance le travail, le courage et le consentement à son sort. C’est pourquoi l’oisiveté et la torpeur sont directement responsables des malheurs, des « événement[s] merveilleux, extraordinaire[s] »10 qui adviennent au village où chacun, comme dans Le Schtroumpfeur de pluie, n’est guidé que par son intérêt propre11, et où tous, comme dans Le Cosmoschtroumpf, se défilent devant les corvées12. Ainsi, dans Les Schtroumpfs et le Cracoucass, c’est parce que deux d’entre, habitués comme dans Le Cosmoschtroumpf à la chance et à la facilité13, sont trop indolents pour aller jusqu’au désert enterrer une potion maléfique inventée par erreur par le grand Schtroumpf que l’existence même de tout le village est menacée14. Ce que souligne à la fois le Grand Schtroumpf – « Voilà ce qui arrive quand on désobéit » – et, avec l’insistance qu’on lui connaît, le Schtroumpf à lunettes – « Vous voyez ce qui arrive quand on désobéit », « et ce n’est pas bien de désobéir », « il vous schtroumpfe un tas de malheurs sur la tête »15.
Nonchalants et négligents, les schtroumpfs sont aussi poltrons, et ne manquent jamais une occasion de prouver leur couardise16 au grand Schtroumpf, cette figure paternelle, qui doit sans relâche les gourmander : « schtroumpfez-moi ces schtroumpfettes ! Schtroumpfez-moi de là tout de suite, bande de schtroumpfs mouillées, ou je viens vous schtroumpfer par la peau du schtroumpf ! »17. Le Grand Schtroumpf, a contrario, se distingue par son sang-froid et sa vaillance. Dans le Cracoucass, il est à la fois picador et torero18, et, surtout, nouvel Héraclès, il mène un combat épique contre une plante carnivore, explicitement présentée comme un avatar de l’Hydre de Lerne19 (au demeurant la récriture parodique est un procédé central de l’esthétique de Peyo : Le Cosmoschtroumpf reprend la thématique des comédia et autosacramentales caldéroniens, Un Schtroumpf pas comme les autres se présente explicitement comme une continuation de la parabole de l’enfant prodigue, Les Jeux olympschtroumpfs travestit Astérix et les jeux Olympiques, Schtroumpf vert et vert Schtroumpf est un hommage au Grand fossé tandis que le début de L’Œuf et les schtroumpfs récupère les lieux communs des dessins animés américains des années 1940-1950). Ce jeu sur les clichés est d’ailleurs une des sources principales du comique de Peyo, comme le signale la manifestation qui, de manière stéréotypée, se déroule dans « le calme et la dignité » ou les tracts, remplis de poncifs, que les schtroumpfs du Nord lancent, avec la complicité d’une cigogne, sur le sud du village20.



1 Cf., entre autres, L’Œuf et les Schtroumpfs, p.25.
2 La faim des Schtroumpfs, p.61.
3 L’Œuf et les Schtroumpfs, p.3.
4 Michel Picard, Lire le temps, Paris, Minuit, 1989, p.97-98.
5 Les Schtroumpfs et le Cracoucass, p.39.
6 Une Fête schtroumpfante, p.45.
7 Les Schtroumpfs et le Cracoucass, p.3, 14 & 15.
8 Ibid., p.42.
9 Les Schtroumpfs et le Cracoucass, p.3.
10 Le Bébé Schtroumpf, p.3.
11 Le Schtroumpfeur de pluie, p.47-51.
12 Le Cosmoschtroumpf, p.34.
13 Ibid., p.32.
14 Ibid., p.8 & 9.
15 Ibid., p.18 & 19.
16 La Faim des Schtroumpfs, p.48.
17 Les Schtroumpfs et le Cracoucass, p.39.
18 Ibid., p.37-38.
19 Ibid., p.7-8.
20 Schtroumpf vert et vert schtroumpf, p.15 & 21. Voir aussi, p.32 du même album, l’invention du politiquement correct – extension de la périphrase à tous les domaines de la vie – chez les Schtroumpfs.

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