Mais, conformément aux impératifs de la culture de masse – qui, pour le meilleur et pour le pire, repose sur la schématisation et la simplification – les albums de Peyo sont fondés, du moins en apparence, sur une logique simple : tous les schtroumpfs sont égaux, physiquement identiques – à l’exception de trois individus qui se détachent nettement de l’essaim, le grand schtroumpf, la schtroumpfette et le schtroumpf à lunettes – lequel est, bien entendu, un imbécile qui répète ce qui est à la mode et reprend sans les comprendre tantôt les propos du Grand Schtroumpf, tantôt ceux de la Schtroumpfette1, mais qui est également le seul à s’interroger sur la sexualité et à reconnaître cette loi du père que représente le Grand Schtroumpf. Certes, tous « ces petits êtres heureux aiment manier la truelle ou le marteau » et « dans chaque schtroumpf, il y a un bricoleur qui sommeille »2. Néanmoins, comme si à la division du travail correspondait une division des qualités, chacun se définit par une qualité exclusive : celui qui est coquet n’est pas costaud, celui qui est costaud n’est pas musicien, celui qui est musicien n’est pas travailleur, celui qui est travailleur n’est pas bêta. Apparemment, ce tendre monde primitif, mesuré, parfaitement agencé, ignore les rivalités, les besognes pénibles. Les Schtroumpfs doivent bien, parfois, s’en aller travailler au barrage ou au pont sur la rivière qui porte le nom de leur tribu, et certains hivers sont rudes. Mais, ainsi que l’illustre la première vignette du cinquième épisode de la série, Le Schtroumpfs et le Cracoucass, le travail chez les Schtroumpfs est conçu à la fois, comme chez Fourier, comme un jeu, un simple plaisir, un amusement enfantin. Et comme dans le système marxiste, le travail un bienfait commun dont l’utilité est réelle et immédiatement observable par tous. A mi-chemin du phalanstère, du kolkhoze idéal et de l’idéal pastoral, le pays des Schtroumpfs est un pays merveilleux où chacun peut donner son avis et où toutes les opinions et valeurs s’équivalent. Comme le « Pays des jouets » d’Enid Blyton3 ou cette Ile aux enfants qui, peuplée d’ectoplasmes, continue à faire rêver ceux qui, pénétrés du syndrome de Peter Pan, n’ont de cesse de proclamer, pour s’en mieux convaincre, qu’un autre monde est possible, l’univers des Schtroumpfs n’est rien d’autre qu’un avatar moderne de l’Arcadie antique, cette contrée mythique de l’Âge d’or où régnaient ensemble Bonheur et Concorde. Tous les albums, au reste, insistent avec ténacité sur ce point : « les Schtroumpfs vivaient dans l’harmonie la plus complète »4 ; « c’est le printemps, le pays des Schtroumpfs est tout à la joie de la belle saison. Les Schtroumpfs vivent dans l’harmonie et la paix les plus totales »5. Continuellement, « dans leur village, les petits schtroumpfs vivent heureux et paisibles »6. Tout le jour, « chacun vaque à ses occupations dans la joie et la bonne humeur », et « le soir, à la lueur d’un grand feu, les Schtroumpfs dansent et chantent. Bref, ils sont heureux »7.
C’est justement parce que les albums de Peyo représentent des utopies – pour enfants ! qu’ils peuvent être lus comme une analyse sociologique de l’imaginaire du bonheur tel que ce dernier est conçu depuis la toute fin des années 1960 : la vie en communauté, la fuite du réel, la valorisation de la naïveté, l’engloutissement, la dépendance, le rêve de fusion qui, en l’occurrence, motive le caractère idyllique du monde des Schtroumpfs, leur rapport fusionnel, leur union avec la nature. En cela, les albums de Peyo – où tout ce fait en commun8 – cherchent à écarter le plus possible la réflexion, la secondarité critique en simplifiant à l’extrême l’intrigue, en évitant tout écart par rapport au lieu commun, en facilitant la construction du sens, en recourant systématiquement au pathétique, aux « vieilles ficelles démagogiques de la captatio benevolentiae » et en multipliant les « procédures de régression, grâce auxquelles la lecture est maintenue de façon coercitive à des niveaux psychologiques primitifs »9 : déni de réel, abolition des contradictions historiques, rejet de l’altérité, idéalisation, fantasme de toute-puissance. A cet égard, ce qui fonde la société schtroumpf est cet appétit du bonheur dont Pascal Bruckner a montré la récurrence dans les pensées gauchiste et bourgeoise. Cette érection du bonheur en dogme expliquant à ses yeux que bien que l’Occident connaisse aujourd’hui le niveau de vie le plus élevé de l’Histoire, les plaintes, les récriminations, les revendications et les manifestations – expression publique de la conviction que le bonheur est un dû – n’aient jamais été aussi vives et nombreuses. Les Schtroumpfs – où fut inventé un « sérum qui rend les gens bons te gentils »10 – représentent l’idéal de cette société qui brûle de jouir sans entraves et de concilier les succès professionnels – incarnés par le Schtroumpf bricoleur –, et les ravissements intimes. La maladie, la mort et le deuil n’existent pas au monde des Schtroumpfs où la mélancolie est impensable : un seul Schtroumpf est « triste, mélancolique, rêveur et ce n’est pas vraiment un schtroumpf comme les autres »11. On sait pourtant depuis bien depuis Freud que le bonheur, qui « résulte d’une satisfaction soudaine de besoins ayant atteint une haute tension », « n’est possible de par sa nature que sous forme de phénomène épisodique » : « toute persistance d’une situation qu’à fait désirer le principe de plaisir n’engendre qu’un bien-être assez tiède »12. Dans ce « pays introuvable »13, le temps passe, pour les Schtroumpfs, à danser14, à bavarder15 et à inviter la schtroumpette à pique-niquer, à danser16, à jouer aux boules de neige17, à aller à la chasses aux papillons18, ou à « schtroumpfer des fraises »19 dans la forêt où il fait si doux et qui est invariablement présentée comme un lieu de tranquillité. Et ce même si, derrière cet infernal bien-être, se profile parfois, comme dans Le Cosmoschtroumpf ou Le Schtroumpfissime, les thématiques de l’exil et du difficile apprentissage du rapport de soi à soi et à la société.
1 Voir, entre mille exemples, La Schtroumpfette, p.26.
2 Le Schtroumpf bricoleur, p.24.
3 Enid Blyton, In the Land of Toys
4 Schtroumpf vert et vert schtroumpf, p.4.
5 La Schtroumpfette, p.3.
6 Un Schtroumpf pas comme les autres, p.45.
7 La Schtroumpfette, p.4.
8 Voir par exemple Le Faux Schtroumpf, p.31.
9 Michel Picard, La Lecture comme jeu, Paris, Minuit, 1986, p.149-150.
10 Un Schtroumpf pas comme les autres, p.56.
11 Ibid., p.45.
12 S. Freud, Malaise dans la civilisation, Paris, Puf, coll. « Bibliothèque de psychanalyse », 1989, p.20.
13 Cf. Peyo, Le Bébé schtroumpf, p.38 & 41.
14 Le Faux Schtroumpf, p.28-29.
15 Le Cosmoschtroumpf, p.11 & L’Œuf et les Schtroumpfs, p.22.
16 La Schtroumpfette, p.15-16.
17 La Faim des Schtroumpfs, p.46.
18 L’Œuf et les Schtroumpf, p.22.
19 La Schtroumpfette, p.29.
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