dimanche 28 mars 2010



De la même façon, on pourrait chercher à comprendre pourquoi, dans un film comme Blade Runner (1982), Ridley Scott, le réalisateur du premier Alien, a choisi d’emprunter tant d’images à l’Ancien et au Nouveau Testament. Certaines scènes sont en effet clairement des citations ou des transpositions d’épisodes bibliques. La scène de la danse de Zhora et du serpent renvoie directement le spectateur à la tentation d’Ève dans la Genèse ; et les mêmes motifs sont articulés dans le premier livre du Pentateuque et dans le film de Scott : réflexion sur la condition humaine, la tentation, la connaissance du Bien et du Mal, le libre arbitre, les transgressions de tabous, la révolte et la culpabilité que celle-ci induit. Cependant, au-delà de cette organisation thématique, c’est tout le film qui acquiert bientôt une dimension religieuse, mise en avant par son étrangeté narrative, sa lenteur envoûtante et son arythmie jaculatoire. La poursuite de Rick Deckard se présente tel un chemin de croix pour le Blade Runner qui, systématiquement héroïsé par les contre-plongées, y supporte jusqu’à l’épuisement le poids de tous les maux de l’humanité. Parallèlement, Roy devient progressivement une figure ambiguë du Dieu vengeur, châtiant Tyrell et J.F. Sebastian, ses créateurs, qui ont eu l’audace de se faire Dieu en donnant la vie et la mort à leur guise — mais sauvant aussi Rick Deckard auquel il accorde in fine son pardon. Ces structures religieuses qui viennent organiser Blade Runner s’expliquent par des raisons idéologiques : les années Reagan ont cherché à inscrire l’histoire de l’Amérique contemporaine non dans un progrès, mais, comme tout mouvement conservateur, dans une valorisation systématique du passé, voire une forme de régression : « because of a monumental and unprecedented moment of ‘failure’ in its history, then, the progress of America lay in its past: it had to go back, at the very least, to the days before Vietnam. To go forward, therefore, vitally depended upon going back. [...] Scott’s Blade Runner, although an unconventional film in many ways, is a product of this logic of regression in its suggestion that the preferable path for the development of humanity to take is a regenerative one. Viewed thus the film prompts one to make the point that the world beyond its technopolis is the same Edenic New World as America’s fantasy past ». Conjointement, des métaphores, à forte connotation symbolique, sont filées qui visent à indiquer qu’à l’ancienne foi s’est substitué, dans le Los Angeles de 2019, un nouveau dieu, celui de la bio-mécanique. Or cette référence, deux fois répétée par le personnage de Roy Batty, au « God of Bio-mechanics » établit un lien direct entre Blade Runner et Minority Report, film réalisé en 2002 par Steven Spielberg1. Ce film est lui aussi construit sur un arrière-plan religieux et propose également une réflexion quant à la substitution de la religion par la science — réflexion qui questionne, sur un ton parfois professoral, la notion de destin. Dès le début du film, dans cet antre de la technologie qu’est The Temple, Witwer, le policier sardonique, déclare sans détours : « Science has stolen most of our miracles — in a way they [the pre-cogs] give us hope — hope of the existence of the divine » ; et c’est à partir de cette remarque, apparemment anodine, que se déploie l’ensemble du film2 déconstruisant les motifs fondamentaux du rêve de l’Amérique, cette « nation sous Dieu » : liberté individuelle, promesse de prospérité, quête du bonheur. Toutefois, les similitudes entre ces deux films ne s’arrêtent pas là : le second, comme le premier, mêle science-fiction et film noir. C’est précisément ce qui motive, tout au long de Minority Report, les références à Psycho (1960), à Dial M for Murder (1954), à Strangers on Train (1951), à L.A. Confidential (1997) et à Blade Runner lui-même. Non seulement les deux films de Scott et Spielberg sont des whodunit, des fictions policières dans lesquelles prédomine l’énigme, mais encore présentent-ils bien des analogies esthétiques : les couleurs désaturées, rompues et rabattues de Minority Report font ainsi directement écho aux plans nocturnes du L.A. de Blade Runner, tout en couleurs froides. Et cette colorisation singulière est mise au service, dans les deux films, de la resémantisation des tópoï attachés aux sociétés de contrôle dans le cinéma hollywoodien, de Dark City (1998) au dernier Matrix (2003). Même un film aussi grand public que Terminator (1984) mettait déjà au jour ces « craintes de l’informatisation de la société »3 qui devaient reparaître dans Conspiracy Theory (1997) de Richard Donner ou Enemy of the State (1998) de Tony Scott. Les hypothèses de Foucault, de Deleuze ou de Guattari apparaissent alors essentielles pour comprendre comment et pourquoi le cinéma de science-fiction aime tant à mettre en scène des anti-utopies et à représenter les forces de déshumanisation prétendument à l’œuvre dans le monde contemporain. La même herméneutique de la condition postmoderne explique la réactualisation dans le cinéma de genre de lieux communs qui sont autant de modèles culturels : passage de la discipline à la domination, vigilance policière à l’égard des émotions et des sentiments, conception nouvelle des techniques perçues comme des contraintes, manière inédite de maîtriser la vie et la mort (idée qui était déjà centrale dans Soylent Green de Richard Flescher), administration inquisitoriale de l’espace urbain (Body of Lies [2008] de Ridley Scott), construction de la réalité et manipulation des souvenirs, bureaucratisation insensée et pressions psychologiques de toute sorte, collusion du capitalisme et de la société de contrôle (Robocop [1987] de Paul Verhoeven), réification de l’humain contre laquelle seule la jeunesse saurait s’insurger (c’était déjà là la fable du très controversé Punishment Park [1971] de Peter Watkins). On le voit, de telles études filmiques visent à interpréter des productions culturelles — et à le faire depuis une rhétorique nouvelle, amplement changée dans ses objets comme dans ses enjeux.



1 Voilà qui n’est pas pour surprendre puisque ces deux films sont, comme Total Recall (1990) ou Screamers (1995), des adaptations de récits de Philip K. Dick.
2 Voir Nigel Morris, The Cinema of Steven Spielberg. Empire of Light, Londres, Wallflower Press, 2007, p.322.
3 Cf. T. Michaud, « Progrès de l’informatique et craintes de l’information de la société dans Terminator » in F. Gimello-Mesplomb (éd.), Le Cinéma des années Reagan. Un modèle hollywoodien ?, Paris, Nouveau Monde, 2007, p.257 sqq.

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