jeudi 25 mars 2010

Des humanités classiques à l'anthropologie culturelle 3


Pourquoi oublier que lorsque Barthes brossait, dans son séminaire de l’École Pratique des Hautes Études, un petit tableau de « l’ancienne rhétorique »1, c’était pour s’ouvrir aussitôt aux domaines de ces nouvelles mythologies que sont voitures et sports en vogue, aux modes vestimentaires, aux publicités pour les pâtes Panzani, aux fantasmes gauliens, et, aussi, pour démonter les ressorts de la « rhétorique de l’image »2, selon le titre d’un article célèbre ? Là encore, les cultural studies ont permis un renouvellement intéressant de l’approche rhétorique, en situant résolument cette dernière à la croisée des identités, du politique et de la prâxis3 — bref, en ne faisant point assaut d’une pédanterie traditionaliste cramponnée aux vieilles éloquences, mais en adaptant des méthodes, dont les origines peuvent être anciennes, au monde d’aujourd’hui, afin de le mieux comprendre. C’est ainsi que, plutôt que de s’intéresser à la religio impériale qui, dit-on, concentrait chez Auguste auctoritas et potestas, Michel Erman et Jonathan Weiss se sont récemment attachés à l’éloquence du candidat Obama. Après avoir montré que celle-ci renvoyait à l’ễthos d’un homme « inébranlable et digne de foi dont la sérénité contrastait avec la fébrilité de son adversaire », ils ont minutieusement analysé la manière dont son langage fut volontairement « allusif et métaphorique permettant de jouer sur les perceptions et les passions des électeurs »4. Voilà qui les conduisait à étudier comment « la pérennité de believe pouvait se marier à la temporalité de change », mettant au jour les ressorts de ce qui fut « un discours de communicateur plus qu’un discours de rhéteur », soulignant les raisons pour lesquelles une telle faconde peut finalement échapper à l’action politique, annonçant aussi l’hiatus qui est entre le candidat et le président.
On l’aura compris, cette ouverture de la rhétorique — et des études littéraires — à d’autres champs est, me semble-t-il, extrêmement féconde. Elle induit une démarche véritablement transdisciplinaire (et non seulement pluridisciplinaire) et elle permet de croiser des hypothèses issues de l’histoire des mentalités, de la philosophie politique, de la psychologie de l’individu et des foules. En foi de quoi elle ne se restreint pas à expliquer des textes mais cherche à comprendre, bien au-delà, le monde dans lequel nous vivons. C’est, en réalité, une question épistémologique essentielle qui se pose là, celle de savoir si les études littéraires ont pour enjeu d’exhumer des œuvres, d’embaumer des textes, rares et anciens, ou bien, au-delà, de forger des concepts susceptibles d’expliquer pourquoi nous pensons ce que nous pensons, comment se modèlent nos Weltanschauungen, dans la littérature et hors d’elle — et non point dans un passé de longtemps évanoui, mais hic et nunc. Il ne s’agit plus par exemple, dans ce cadre, de commenter les Métamorphoses d’Ovide, mais d’essayer de comprendre comment le Porno Manifesto d’Ovidie peut bouleverser aujourd’hui les stéréotypes féministes ou réhabiliter la pornographie. Au-delà, même de leur interrogation du monde contemporain, de telles approches renouent avec les questions que Bataille plaçait au cœur de toute recherche « Que signifie ce que je suis ? », « Que signifie généralement l’existence humaine ? »5 — questions qui, et c’est fort regrettable, n’ont plus cours dans nos universités.




1 R. Barthes, « L’Ancienne rhétorique. Aide-mémoire » in Œuvres complètes, 3 vol., t.II, Paris, Seuil, 1994, p.901 sqq.
2 R. Barthes, « Rhétorique de l’image » in Communication, n°4, Paris, Seuil, 1964, p.40 sqq.
3 Cf. « Approching the Intersection: Issues of identity, Politics, and Critical Practice » in Thomas Rosteck (éd.), At the Intersection. Cultural Studies and Rhetorical Studies, New York, The Guilford Press, 1999, p.1-23.
4 M. Erman & J. Weiss, « Métaphores de campagne. La marque Obama » in La Prose du monde, n°1, Dijon, 2009, p.64 sqq.
5 G. Bataille, « Qu’est-ce que l’Histoire universelle » in Critique, n°111/112, août-septembre 1956. Reproduit dans Œuvres complètes (1950-1961), vol. Xii, Paris, Gallimard, Nrf, 1988, p.416 sqq.

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