Or, justement, l’étude des littératures actuelles est réduite à une portion de plus en plus congrue de nos programmes, de nos recrutements, de nos vastes centres de recherches fusionnés. Des étudiants peuvent devenir professeur sans avoir jamais entendu parler, pour les genres intimes, de Doubrovsky, pour le roman, de Siri Hustvedt ou, pour le théâtre, d’Arthur Nauzyciel et en ignorant jusques aux noms d'Adorno, de Benjamin ou de Foucault, mais en ayant suivi d’interminables cours sur l’Adonis de Bion de Smyrne ou le poème médical de Serenus Sammonicus. Il me semble que se posent là plusieurs problèmes, certes différents mais étroitement liés entre eux. D’abord, un curieux entêtement à ne plus inventer de nouveaux métalangages, ce qui rejoint ce travers essentiel de nos universités que signalait récemment Guy Scarpetta : « pléthore de l’information », « indigence de la pensée »1. Ensuite, l’érection de deux lieux communs en dogmes scientifiques : « tout ce qui est ancien est intéressant » et « nous n’avons pas le recul nécessaire pour expliquer les phénomènes contemporains ». C’est ce qui explique qu’alors que se multiplient les congrès sur les pœtæ minores, les littéraires n’ont jamais daigné consacrer le moindre colloque à Philip Roth ou à Don DeLillo, et qu’une unique journée d’études fut consacrée à un romancier aussi majeur que Danilo Kiš, il y a presque dix ans de cela. À surprendre les conversations de beaucoup de collègues et à lire la liste annuelle de leurs travaux, on a le sentiment que la littérature meurt au XVIIIe siècle, avec les Belles Lettres — moment précisément où elle naît. Un peu partout fleurissent des licences d’« humanités », mais non pas au sens des humanities anglo-américaines, associant l’Histoire, la géographie, la philosophie, le droit et les littératures, mais au sens des studia humanitatis, étude des langues anciennes et de leurs textes favorisant excessivement la bibliographie matérielle, la traduction et la glose. Se trouvent ainsi maquillées en perspectives d’actualité — voire d’avenir ! de très vieilles lunes pédagogiques qui contribuent à généraliser et, ipso facto, à secondariser les deux premiers cycles universitaires. Je dirais volontiers, si je ne craignais que mes propos ne fussent entendus comme une cruelle référence à Soylent Green [1973], ce film d’anticipation dans lequel les cadavres des anciens sont transformés en pilules nutritives et particulièrement nourrissantes — je dirais volontiers qu’aujourd’hui l’Université française aime par dessus tout recycler du vieux. Pense-t-on que j’exagère ? En 2010, la seule solution envisagée pour rénover nos licences revient à se réclamer du système de la propédeutique, de renouer, donc, avec un formule mise en place et 1948 et abandonnée depuis 1966. Pourquoi quérir ainsi, continuellement, les solutions dans le passé ? Pourquoi ne pas se tourner vers les cultural studies qui certes ont leur travers mais qui, par la diversité de leurs approches — gender and sexuality studies, queer studies, film studies, media studies, subaltern studies — ont, ailleurs dans le monde, régénéré les études littéraires et apporté, en jetant les bases d’une nouvelle science de l’interprétation, une réponse à la crise partout née de la massification estudiantine. Pourquoi ? Pour des raisons académiques et psychologiques, pour défendre encore, un tout petit peu, les sanctuaires disciplinaires qui sont déjà en ruines — mais dont la pensée même qu’ils ne sont plus étincelants est tellement insupportable qu’elle doit, à tout prix, être déniée.
Corollairement à ce conservatisme des humanités, les sciences sociales — qui à l’occasion du cultural turn ont, hors de France, durablement renouvelé les études littéraires — voient leur place se rétrécir chez nous comme peau de chagrin. Encore une fois, il n’est pas inutile d’observer l’organisation de nos enseignements. Ceux-ci se partagent essentiellement entre études formelles et histoire littéraire, avec une large place accordée aux commentaires, à ces « micro-lectures » ou « lectures rapprochées » qui sont autant de « myopies » ; le terme n’est pas de moi, mais de Jean-Pierre Richard2. Ces exercices, bien sûr, ne sont pas toujours inutiles — mais ils sont devenus une fin jusque dans la recherche. Les littéraires ne recourent pratiquement plus, pour éclairer leur propre domaine, à la sociologie, à l’économie, à la psychologie, à l’Histoire, à la géographie humaine, aux sciences de la politique ou du religieux, à la philosophie, à la théorie du droit ou à cette anthropologie culturelle qui s’attache à la fois aux caractéristiques psychophysiques universelles de l’être humain et aux différences qui, dans le temps et à travers les cultures, affectent les manières de les comprendre, de les conceptualiser, de les traiter, de les présenter et de les utiliser. Bref, on glose à tour de bras, on n’interprète presque jamais, restant les esclaves de textes qu’on idolâtre et qu’on referme sur eux-mêmes, comme une boîte dans la poussière. J’en prendrai un seul exemple qui, me semble-t-il, est révélateur. On dit la rhétorique disparue au XIXe siècle — au profit notamment de l’Histoire. Dans l’Université d’aujourd’hui, on en fourre toutefois littéralement partout, comme la mythologie — c’est à croire, dirait un frondeur, qu’on en est revenu à l’époque de l’empereur Auguste. Mais sous quelle forme étudie-t-on généralement cette rhétorique ? D’une part, en répétant inlassablement une même synthèse des figures, de mots et de pensée. Ensuite, en dressant le panaroma qui mène de la période hellénistique (Théophraste, Hermagoras de Temnos) à l’âge classique (Nicolas Caussin et le Père Lamy) en passant par la Rome républicaine (Cicéron) puis impériale (Denys d’Halicarnasse). Comme tout cela est parfaitement connu, il est difficile d’y trouver du nouveau ; et l’érudition apparaît, naturellement, aux yeux des doctes, comme la seule solution pour sortir de l’impasse épistémologique dans laquelle ils se sont d’eux-mêmes engagés. Ils s’intéressent alors, au gré de leurs fantaisies, aux parties du discours chez Diomède, Charisius, Pompeius ou Cratès de Mallos, aux liens entre théologie et rhétorique chez Gilbert de Poitiers ou aux paraphrases de Barthélémy Aneau. Cette érudition, mêlée de formalisme et érigée en méthode, vénèrent les textes d’auteurs les plus subalternes de l’histoire des arts et des idées qui sont patiemment exhumés, puis traduits, puis glosés. Mais que reste-t-il de neuf à dire de termes comme prædicare, tractare ou sermo, ou de notions comme l’inuentio ou la dispositio ? Et de la réhabilitation de l’art oratoire à la Renaissance ? Et de la tension entre páthos et lógos à l’âge classique ? Peu de choses passionnantes, au vrai. Comment, dans ces conditions, s’étonner de la désertion qui frappe de plein fouet nos filières littéraires ? Comment s’offusquer de l’attitude de cette étudiante italienne qui, égarée dans un cours sur la poésie de Claudien, gémissait récemment, la tête dans ses mains, « mon Dieu, que c’est triste ! Mon Dieu, que c’est assommant ! »
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