vendredi 26 mars 2010

Des humanités classiques à l'anthropologie culturelle


Dans le cadre de cette nécessaire rénovation, les études filmiques ont un rôle essentiel à jouer. D’abord — parce que le cinéma est une écriture qui cherche à convaincre, à persuader, à émouvoir et à plaire — elles s’inscrivent naturellement dans le cadre d’une nouvelle rhétorique. L’arrangement des plans, leur profondeur, les raccords qui les unissent, l’organisation des angles de vue, les mouvements de caméra, le montage, le point de vue, la bande-son déterminent évidemment la réception d’un film. Le cut, l’effet d’iris, le fondu au noir ou enchaîné, le flash back, les panoramiques ou le travelling compensé sont autant de figures qu’il convient non de relever, mais d’interpréter dans le cadre d’une sémiologie du cinéma. C’est cette approche rhétorique qui, depuis une quinzaine d’années, a profondément renouvelé les film studies, notamment, à l’université de Lund, autour de Göran Sonneson et, à la Tisch School of the Arts de la NYU, autour de Moya Luckett ou d’Allen Weiss. On le devine, on ne saurait, dans cette optique, s’en tenir à la traditionnelle intersémioticité, cette « interprétation des signes linguistiques au moyen de systèmes de signes non linguistiques »1, et continuer à traiter des adaptations cinématographiques de Balzac par René Le Hénaff et Charles Spaak, de Maupassant par Jean Renoir et Max Ophuls, de Zola par Marcel Carné et Claude Berri. Certes, il serait passionnant de s’attacher à la manière dont la prolifération des images télévisuelles bouleverse l’écriture romanesque chez un auteur comme Don DeLillo, de repérer comment, chez un Paul Auster, les écritures scénaristique et littéraire s’informent mutuellement ou, enfin, d’étudier pourquoi l’écriture cinématographique conditionne à ce point un spectacle comme Massacre de Ludovic Lagarde. Mais ce n’est pas le véritable enjeu de ces études filmiques influencées par l’histoire culturelle et la visual anthropology2. Il s’agit bien plutôt d’opérer de véritables transferts de notions et de concepts dans le champ d’une nouvelle herméneutique, multipliant les rapprochement inattendus.
La Bible est en vogue et l’on ne compte plus les cours qui lui sont consacrés dans les facultés des Lettres — chez Dante, d’Aubigné, Théodore de Bèze, Du Bartas, Saint-Amant, Auvray, Voltaire, Vigny ou Thomas de Quincey. Mais pourquoi diable, dans ce cadre, refuser de s’intéresser par exemple au troisième opus de la tétralogie Alien, réalisé par David Fincher est qui est bien plus qu’une histoire de possession ou une récriture de The Thing (1982) de Carpenter, lui-même remake du film qu’Howard Hawk avait réalisé en 1951 ? Dans le pénitencier sidéral qui sert de cadre au film, la lutte contre l’alien recouvre en effet une réflexion théologique, un discours sur la divinité. D’une part, la prison, par tous les choix du réalisateur, prend des allures de monastère, revitalisant au passage le thème du huis-clos, capital dans l’ancienne science-fiction comme dans les genres de l’horror film et du slasher movie. D’autre part, l’alien, avatar de la Bête de l’Apocalypse, est l’emblème du Mal absolu3 ; et Ripley, qui contient en elle ce Mal, est paradoxalement le seul personnage à lui pouvoir faire face. Dès lors, l’ensemble du film apparaît comme une variation sur le combat mené par le Christ contre le Tentateur, décrit dans les trois Évangiles synoptiques. Il n’est pas étonnant, dans ces conditions, que la mort de Ripley apparaisse ensuite comme une marque de son désir de racheter les hommes — ni que le quatrième volet s’intitule Resurrection. Alien 3 se présente ainsi telle une fable métaphysique qui s’attache à la distinction entre la justice de Dieu et celle des hommes. L’enterrement de la petite Newt — qui, monté en parallèle avec la naissance de l’alien, revêt une importance cruciale — permet à un spectateur attentif de comprendre le lien très étroit qui unit cet épisode d’Alien avec Seven, dans lequel David Fincher poursuit sa réflexion sur la notion de péché.



1 « Inter-semiotic translation, or transmutation, is an interpretation of verbal signs by means of signs of non verbal sign systems ». R. Jakobson, « On Linguistic Aspects of Translation » in R. Brower (éd.), On Translation, Cambridge, Harvard, 1959, p.233 [Essais de linguistique générale, trad. de N. Ruwet, Paris, Minuit, 1963, p.79].
2Voir l’ouvrage essentiel de Leslie Devereaux & Roger Hillman (éd.), Fields of Vision. Essays in Film Studies, Visual Anthropology and Photography, Berkeley & L.A., University of California Press, 1995.
3Mais après tout alien (ălĭēnus) désigne aussi bien l’étranger que l’extra-terrestre ou l’altérité. Il est donc bien des interprétations politiques ou psychologiques à mener, dès lors que l’on considère que le Mal, c’est l’immigrant ou « le grand Autre » lacanien. La même remarque vaut pour les films de John Carpenter, par exemple, tous hantés par l’idée que l’invasion, le cauchemar ont déjà commencé, pour reprendre les mots du générique de la série The Invadersthe nightmare has already begun »).

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