lundi 22 mars 2010

Des humanités à l'anthropologie culturelle



Les réformes qui bousculent l’Université française auraient pu avoir le mérite de nous pousser, au sein des départements des Lettres, à nous demander ce que nous faisons et pourquoi nous le faisons. Outre la mise au jour des contradictions risibles de nos habitus idéologiques, une telle réflexion aurait rappelé que deux modèles antagonistes, inconciliables, se disputent la suprématie au sein de notre alma mater : les sciences sociales et les humanités. Les zélateurs de ces dernières tiennent, depuis l’époque structuraliste qui les avait éclipsées, des discours tout à tour victimaires, larmoyants et vindicatifs, toujours pleins d’une emphase insensée. Est-il vraiment raisonnable, par exemple, de parler à tout bout de champ de « bûcher des humanités », de « sacrifice des Lettres », de « crime de civilisation »1 ou de « crimes contre les humanités » à propos du recul de l’apprentissage des langues mortes ? N’est-il pas très exagéré de voir dans la désaffection des vieilles littératures le fruit d’un complot ourdi par les élites gouvernementales, nationales, européennes, mondiales ? Ne serait-elle pas due, plus simplement, cette désaffection, à une progressive indifférence pour les langues de Xénophon et d’Aulu-Gelle — et pour des textes dont on peut dire, sans faire injure à quiconque, qu’ils ne sont guère rajeunis dans la présentation et les explications qui en sont faites ? Qu’on me comprenne bien : mon propos n’est pas, ainsi que le fit récemment André Murcie, de récriminer tout de go : « tous ces professeurs de latin et de grec qui pleurent sur leurs évanescentes disciplines nous fatiguent »2. Après tout, dans les dernières années, c’est une latiniste, Florence Dupont, qui a sans doute le plus profondément renouvelé les études littéraires. Non seulement son rejet de l’aristotélisme vient rompre avec bonheur les habitudes historiques et théoriques qui sont les nôtres3, mais encore ses analyses du feuilleton Dallas et de la série Rome, qui visent moins à nous parler d’Antiquité que de nous-mêmes, montrent tout ce que nous aurions à gagner à nous tourner enfin vers l’anthropologie et les cultstuds. Au surplus, on comprend, à la vue de ces exemples que c’est parfois dans la très longue durée que l’on peut saisir comment se forgent les représentations et pourquoi elles se métamorphosent au fil de l’Histoire. Poursuivant ces analyses et en adoptant les points de vue de l’anthropologie culturelle et des gay and lesbian studies, Thierry Éloi a grandement modifié la compréhension de « la sexualité de l’homme romain antique » et la conception de l’otium, de la mollitia ou du labor qui déterminent encore notre libido postmoderne. Au-delà de la défense d’intérêts personnels qui ne compte pas pour rien, les conservatismes épistémologique et scientifique qui touchent l’Université apparaissent comme le symptôme d’un vaste mouvement de classicisation de l’enseignement des Lettres, mouvement qui n’est pas imputable, loin s’en faut, aux seuls apôtres des langues et littératures anciennes. Depuis une dizaine d’années en effet, une vision passéiste du monde — du monde des hommes, des langues, des Lettres, des fictions, de la critique et même de l’Histoire — vient fonder un discours conservateur qui, en prétendant tout sauver — « l’Université », la « Recherche », les « Lettres », la « Culture » — contrarie de facto toute innovation méthodologique d’importance. À cet égard, il est frappant de constater combien, depuis deux lustres, abondent les discours qui visent à réduire l’Université à un simple conservatoire des savoirs et, surtout, des savoir-faire. Dans le même temps, au gré de cours, toujours plus nombreux, de mythologies, l’inclination vers l’Antique est de plus en plus prononcée au sein des départements des Lettres modernes. Cette situation est parfaitement incongrue alors même que les historiens s’accordent à faire débuter la modernité en 1492, avec la découverte du Nouveau Monde, que la postmodernité et l’hypermodernité s’imposent comme des notions essentielles dans les domaines de l’ontologie et de l’esthétique, et que, dans l’ensemble du monde occidental, les études littéraires s’ouvrent aux nouveaux médias et aux productions ultracontemporaines.


1Michèle Gally, Le Bûcher des humanités. Le sacrifice des langues anciennes et des Lettres est un crime de civilisation !, Paris, Armand Colin, 2006.
2 http://littera.incitatus.ifrance.com/2007/s80.html
3F. Dupont, Aristote ou le vampire du théâtre occidental, Paris, Aubier, 2007.

Aucun commentaire: