jeudi 20 novembre 2008
Le dionysiaque et la danse moderne 3
Parallèlement à la tentative de Nijinski, des artistes, refusant les conventions académiques du ballet européen (chaussons et tutus) dans le contexte de la fin du XIXe siècle où sont remises en cause les valeurs culturelles occidentales et où l'on découvre les vertus du «primitivisme», élaborent une danse fondée sur la pure expression corporelle. C'est la dimension nietzschéenne de la danse comme expression de la vie même qui conduit I. Duncan (1878-1927) à rejeter les formes artificielles et apolliniennes du ballet pour retrouver, à partir du «corps naturel et réel» les chemins d'une danse dionysiaque cherchant à renouer avec les grands mythes grecs: «Je compris que mes seuls maîtres de danse seraient à jamais Jean-Jacques Rousseau (Émile), Walt Whitman et Nietzsche», écrira-t-elle après avoir intensément réfléchi sur son art.
Cette quête s'inscrit dans un moment où l'Amérique connaît une évolution religieuse spécifique qui imprimera sa marque, à la fois sur les personnes (le mysticisme transcendantaliste de Duncan) et sur les pratiques gestuelles: «du gospel aux sectes telles que les shakers, la religion renoue aux Etats-Unis avec le corps, et réactualise des formes de transe où la danse a un rôle à jouer (...) Tandis que, sur le vieux continent, les corps des danseurs restent empêtrés dans des institutions lourdes de plusieurs siècles de tradition, l'Amérique se sent un corps neuf, chargé d'une expérience neuve: la danse était faite pour l'exprimer»(Ginot, 1995: 88).
La danse sera pour Duncan une expression spirituelle qui puise ses sources dans l'âme humaine plus que dans des formes préétablies. Elle fonde ainsi les bases les plus essentielles de la modernité: «la notion d'invention d'un langage gestuel, de l'adéquation du mouvement avec le projet artistique, et, surtout, la libération des codes conventionnels qui emprisonnent le corps, non seulement dans les formes de danse existantes, mais aussi plus généralement dans la société»(Ginot, 1995: 91). Elle crée ainsi des chorégraphies d'une liberté et d'une expressivité physique jusqu'alors inconnues (elle danse presque nue, etc...), «apprenant aux artistes que la danse était la musique des corps«. Elle exprimera ses visions nietzschéennes dans des œuvres comme sa Bacchanale de 1904 ou sa Danse des furies (1910).
L'impact dionysiaque des danses de Duncan est par ailleurs lisible dans le délire extatique de l'historien de l'art E. Faure, qui écrit dans Les danses d'Isadora Duncan (1910), un des manifestes de la nouvelle danse, faisant des références explicites à sa connexion avec la bacchanale antique :
«Du fond de nous, quand elle dansait, montait un flot qui balayait tout ce qu'il y a dans les coins de notre âme d'ordures entassées par ceux qui nous ont légué depuis vingt siècles leur critique et leur morale et leur raison (...) Quand nous la regardions avidement nous retrouvions cette pureté primitive qui (...) réapparaît au fond du gouffre de notre conscience exténuée pour nous faire reprendre pied dans l'animalité sainte (...) L'intelligence est engloutie. Le monde cellulaire que nous sommes tressaille dans ses profondeurs. Le lien caché se renoue entre nos éléments infimes et l'enivrement confus des foules sacrées et aveugles (...) Isadora! tu nous a donné la certitude que le jour approchait où nous reprendrions le contact fécond de la vie instinctive»(Brion-Guerry, 1973: 562).
On voit ici clairement fusionner le primitivisme esthétique des avant-gardes avec l'idéal dionysiaque nietzschéen: «Nous avons maintenant assez souffert, dieu terrible, souffert de comprendre et de savoir (...) nos enfants vivront. Nous désirons avec ardeur qu'ils retournent aux communions premières que nous ne pouvons vivre que par éclairs (...) les bêtes dansent, les sauvages dansent. Nous avons, nous qui voulûmes oublier que nous étions des bêtes, nous (...) qui ne sommes plus des sauvages, nous avons tant accumulé de douleurs raisonnées»(id, ibid). Et E. Faure conclut avec un appel programmatique: «La danse est la libération des énergies accumulées (...) la communion totale (...) les lignes acquièrent une valeur multiforme, fugitive et mouvante comme le ruissellement perpétuel des sensations qui font passer la vie dans nos nerfs et notre sang (...) et l'obscénité et la foi partout mêlées et confondues (...) La Danse est revenu et ceux, qui savent déjà nous faire apparaître (...) de quelles puissances multiples et fatales elle est l'obéissant écho, nous offrent parmi les premiers le pain que nous réclamons»(1910, in Brion-Guerry, 562).
On retrouve ces mêmes idées dans plusieurs textes théoriques contemporains qui constatent un véritable changement de paradigme esthétique. Ainsi G. Etscher constate dans La renaissance de la danse: «L'esprit de la danse a disparu peu à peu, et ce qui reste est comme une carcasse vide (...) La danse classique, sur scène, était un désastre (...) Il était nécessaire qu'un Messie vienne et la régénère (..) C'est ainsi que l'art de la danse a trouvé un nouvel idéal dont il avait besoin pour remplacer celui qui avait disparu»(id, 565). Cet idéal, H. Ellis l'exprime dans un texte théorique fondamental, La philosophie de la danse, où l'on retrouve l'héritage nietzschéen: «la signification de la danse, au sens large du terme, réside donc dans le fait qu'elle est simplement un réel appel intime de ce ryhtme universel qui marque toutes les manifestations matérielles et spirituelles de la vie. La danse est l'expression première à la fois de la religion et de l'amour (...) De plus, l'art de la danse est intimement mêlé à toutes les traditions de guerre, travail, plaisir, éducation (...) les dieux eux-mêmes dansaient, comme les étoiles dansent dans le ciel»(id, 590).
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