mardi 18 novembre 2008

Les Années folles 1



Le 11 novembre 1918, à onze heures, alors que, dans une belle et froide matinée d’automne, le front se fait soudain silencieux, la vieille Europe prend conscience qu’elle est anéantie. Et les problèmes ne font que commencer : l’Allemagne, ébranlée par une insurrection spartakiste finalement écrasée par l’Armée, est au bord du chaos. L’Italie, dépitée de ne se pas voir attribuer l’Istrie et la Dalmatie, connaît en outre une grave crise économique et bascule, dès 1919, dans le désordre : les paysans qui réclament le partage des terres s’attaquent aux grands domaines agricoles tandis que le monde ouvrier multiplie les grèves et les occupations d’usines, rêvant de constituer des soviets. Les pays voisins de la jeune Russie socialiste embrassent volontiers l’autoritarisme pour échapper au péril bolchevique. Effrayante saignée humaine, la guerre laisse également l’économie exsangue : les réparations financières que doivent payer les vaincus engendrent nombre de rivalités, tandis que l’effondrement des cours, l’augmentation des prix, l’endettement, la surévaluation des monnaies, les spéculations éhontées font partout naître de vives tensions. La sombre plaisanterie de Beckett dans L’Innommable (1983) – « c’est le commencement qui est le pire, puis le milieu, puis la fin ; à la fin, c’est la fin qui est le pire » – semble s’appliquer à merveille à la Grande Guerre et à l’étrange paix qui, lui succédant, ne fut finalement qu’une parenthèse1.
Pourtant, Antonio Domínguez2 l’a bien montré, ces années furent aussi celles de l’opium – poison de rêve ! –, de l’exaltation sexuel, du charleston, du quickstep, du fox-trot, du black bottom et du shimmy, ces danses trépidantes et sensuelles. Ce que, dans l’élite intellectuelle et sociale, les femmes gagnent alors en liberté, l’érotisme, qui « cristallise les perceptions contradictoires d’une identité féminine en pleine évolution »3, l’acquiert, lui, en expressivité. La garçonne aux cheveux court coupés, aux robes soyeuses, au voluptueux fume-cigarettes et à l’étrange silhouette androgyne incarne cette émancipation4. La mode du bobbed hair, que popularise au cinéma Louise Brooks, dégage le cou et la nuque, mettant en valeur de larges boucles d’oreilles qui répondent aux bracelets sur les bras dénudés, aux très longs colliers de perles, aux broches fantaisistes. Mais la beauté sensuelle demeure liée à l’histoire des conventions sociales et des valeurs morales, et dès le début du XXe siècle, la métamorphose des corps féminins, affinés et bronzés, engendre à son tour de nouvelles représentations de la Bourgeoise, désormais indépendante et active. La beauté devient grâce, le charme élégance, et tous ces vertus concernent aussi bien les traits que les regards, les gestes que le maintien — ces modifications culturelles, dépassant les individus, changent la place même du féminin dans la société5.
1 Cf. Enzo Traverso, À Feu et à sang. De la guerre civile européenne (1914-1945), Paris, Stock, 2007.
2 A. Domínguez Leiva, Sexe, opium et charleston, Neuilly-les-Dijon, Le Murmure, 2007.
3 C. Bard, Les Garçonnes. Modes et fantasmes des Années folles, Paris, Flammarion, 1998, p.91.
4 Voir F Gontier, La Femme et le couple dans le roman (1919-1939), Paris, Klincksieck, 1976, p.79 sqq.
5 Voir Ph. Jaenada & A. Dupouy, Sous le Manteau. Cartes postales érotiques des Années folles, Paris, Flammarion, 2008.

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