lundi 24 novembre 2008

Le dionysiaque et la danse moderne 4



À la suite de Duncan de nombreux chorégraphes vont se référer à la pensée de Nietzsche, au prix parfois de contresens, voire de trahison de ses idées (Le Moal, 1999: 312). Parmi les pionnières, Ruth Saint Denis, baignée dès l'enfance dans toutes sortes de pensées orientalo-religieuses fin de siècle, telles que la théosophie ou le scientisme, fera de la danse «l'instrument de la réunification avec le divin», tel qu'elle l'écrit dans son article La danse, expérience de vie (1925), dont le ton post-nietzschéen se combine avec une rhétorique annonciatrice du «flower power» et du «new age»:

«Je vois les hommes et les femmes dansant rythmiquement dans la joie en haut d'une colline baignée des rayons safran d'un soleil levant. Je les vois se mouvant lentement (...) Je les vois dans la célébration; la célébration de la terre et du ciel et de la mer et des collines, en des mouvements libres et heureux qui sont autant de projections de leur sentiment de paix et d'adoration. Je vois la Danse utilisée comme moyen de communication d'âme à âme, pour exprimer ce qui est trop profond, trop fin pour les mots (...) Danser, c'est se sentir une part du monde cosmique, enraciné dans la réalité intérieure de l'être spirituel (...) Ouvrez la voie de la danse! Elle élargira l'horizon, donnera sens à beaucoup de choses encore cachées, une nouvelle puissance à chacun, une nouvelle valeur à l'existence»(in Ginot, 1995: 90).

Parallèlement, en Allemagne, la «danse expressionniste» est marquée par cette même quête utopique d'une harmonie de l'être avec le cosmos, ou de l'individu avec la société dont témoignent les écrits des artistes et des intellectuels allemands contemporains. Mary Wigman, amie du peintre Emil Nolde et pionnière de cette danse «expressionniste», se préoccupe surtout des relations intimes entre la spiritualité et le mouvement: dans ses nombreux écrits, Wigman décrit sa propre expérience créatrice comme la mise en mouvement et en espace des puissances invisibles qui l'animent. La danse est alors proche de la transe, le danseur du médium et le spectacle dansé renoue d'une certaine façon avec la fonction cathartique qu'elle occupait dans les sociétés archaïques.

Témoignant d'un Zeitgeist décidément nietzschéen, une des premières et plus mémorables «performances» de la Galerie Dada à Zürich, Wigman dansa un de ses étonnants solos en récitant le Zarathoustra. Dans ses propres danses, Wigman reflète alors, selon J. Martin, «la tendance philosophique générale de l'esprit allemand; ce sont des danses d'introspection, révélatrices d'états intérieurs (...) vibrants, excitants. Elle passe du lyrique le plus tendre au grotesque et à l'obsession démoniaque pour retrouver la retenue et la noblesse de la tragédie» (Ginot, 1995: 99), confluence de registres qui rejoignent directement le conglomérat dionysiaque articulé par Nietzsche.

Par ailleurs, elle participera, comme Laban et d'autres danseurs «expressionnistes», aux fêtes liées aux jeux Olympiques de 1936, témoignant des rapports ambigus entre danse, irrationalisme et nazisme.

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