lundi 10 novembre 2008

Le dionysiaque et la danse moderne 1



Nietzsche, au même titre que Mallarmé à qui l'unissent de subtiles correspondances (Deleuze, 1962: 36-39), est un des théoriciens précurseurs d'un phénomène clé des avant-gardes, la naissance de la danse moderne, en complète rupture avec la danse classique. La danse constitue un des véritables «mythèmes» du corpus dionysiaque dans l'œuvre nietzschéenne, qui s'autoproclame elle-même comme danse («mon style est une danse, écrit le philosophe a son ami E. Rohde, un jeu avec les symétries de toute nature, il gambade par-dessus ces symétries en les narguant»). Ce thème a subjugué Nietzsche depuis La naissance, qui voit dans la danse dionysiaque «un symbolisme qui met en mouvement le corps tout entier (...) la danse totale qui agite de son rythme tous les membres» (Nietzsche, 1994: 55). Thème poursuivi d'œuvre en œuvre: il rêve de livres qui enseignent à danser et ne peuvent être lus sans ressentir le désir de danser (HTH §206), d'une culture à venir qui serait une danse (HTH§ 278), le philosophe étant un bon danseur, et réciproquement (GS § 341). Dans sa propre folie, Nietzsche restera fidèle à sa double passion «dionysiaque», la musique et la danse. Overbeck raconte comment il retrouve le philosophe après l'effondrement à Turin. «il était hors d'état d'exprimer autrement les ravissements de sa joie que par (...) des danses et des bonds grotesques»(in Morel, 1971: 330).

Opposant la dimension dionysiaque de l'art, inscrite dans le souffle même de la nature, dans notre part d'irrationnel et qui sollicite le corps entier dans une «danse totale» à la dimension apollinienne, rationnelle, qui recherche la satisfaction simplement intellectuelle devant la beauté formelle, Nietzsche attribue à la danse une essence dionysiaque, car elle crée le trait d'union de l'art et la pensée à la nature et à la vie.

La danse «dionysienne«, transférée dans des expériences au premier abord fort éloignées, s'y rattache à la répudiation de l'ego individualisé, «source et origine de toute douleur et condamnable en soi«, première étape dans la conquête de la verticalité que désire «Zarathoustra le danseur», le prophète du Dieu inconnu: «quiconque veut apprendre à voler doit d'abord apprendre (...) à danser»(in J. Brun, 1976: 21). Zarathoustra continue: «que tout corps devienne danseur (...) Levez vos pieds, bons danseurs, et mieux que cela: sachez aussi vous tenir sur la tête»(APZ, De l'homme supérieur, § 19), jusqu'à sa propre possession dionysiaque: «jetzt bin ich leicht, jetzt fliege ich, jetzt sehe ich mich unter mir, jetzt tantzt ein Gott durch mich»(«à présent je suis léger, maintenant je vole, maintenant je me vois sous moi, maintenant un dieu danse par moi», APZ, Lire et écrire).

Nietzsche accusera Wagner de ne pas avoir respecté les exigences de la musique dionysiaque où «il fallait danser», ce qui empêche toute musique de se trahir en mimant le théâtre ou la peinture. Il lui préférera Bizet et la danse mauresque de Carmen pleine de «lascive mélancolie» et à la «gaîté africaine» empreinte de tragique. En parlant de la danse, Nietzsche ne fait jamais allusion au mode de représentation du ballet qui lui était contemporain (en fait déjà en mutation dans le sillage du Symbolisme), mais essentiellement à ses dimensions propres, une «danse rêvée», absolue, non référencée à un style existant, apparaissant de façon fantomatique comme la sédimentation dans l'imaginaire d'un corps possible et perdu depuis l'aurore de la civilisation (le corps dionysien, possédé et désintégré pour mieux renaître). Nietzsche affirme le corps comme «montreur de voie», vecteur d'un «vouloir sans fond». Il s'agit de l'aurore d'un impensé par où le corps pourrait réinventer sa propre histoire, en se révoltant contre la grande machine oppressive qui marque l'histoire des sociétés disciplinaires du XIXe siècle.

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