vendredi 14 novembre 2008

Le dionysiaque et la danse moderne 2



La libération des corps à l'âge des avant-gardes trouve dans la danse un terrain d'élection. Dès le tournant du siècle on sent à l'intérieur de l'édifice disciplinaire de la danse classique certains remous ayant une tonalité fortement dionysiaque. L'idée et le scénario du Sacre du printemps reviennent au peintre N. Roerich, auteur des décors à la Gauguin et ethnologue de surcroît, spécialiste du paganisme tribal et très au fait des rites chamaniques. Sous l'impulsion de Roerich, qui le guide dans l'exploration des rites primitifs, Nijinski fréquente longuement le musée du Louvre, où il étudie des attitudes de la Grèce, et compose des mouvements inspirés des fresques, faisant abstraction du langage académique et remontant ainsi à une inspiration antérieure à la danse classique, à l'instar de nombre de pionniers de la danse moderne. Nijinski invente un mouvement vraiment nouveau, qui prend le contre-pied des codes (les 5 positions, etc.), tandis que Roerich pousse ainsi le compositeur I. Stravinsky à puiser dans les racines archaïques de la Russie, divisant le ballet en deux actes aux titres très «ethnologique»: L'Adoration de la terre et Le Sacrifice.

Stravinsky s'explique au sujet de son oeuvre dans un texte où s'exprime un panthéisme dionysiaque : «J'ai voulu exprimer la sublime montée de la nature qui se renouvelle: la montée totale, panique, de la sève universelle (...) une terreur sacrée (...) une sorte de cri de Pan (...) Dans le premier Tableau, (...) [des] Adolescents viennent à la rivière (...) Ce ne sont pas des êtres déjà formés; leur sexe est unique et double, comme celui de l'arbre. Ils se mélangent; mais dans leurs rythmes on sent le cataclysme des groupes qui se forment (...) Les groupes se séparent et entrent en lutte (...) C'est la définition des forces par la lutte, c'est-à-dire par le jeu. Mais on entend l'arrivée d'un cortège. C'est le Saint qui arrive, le Sage, le Pontifex, le plus vieux du clan. Une grande terreur s'empare de tout le monde. Et le Sage donne la bénédiction à la Terre, étendu sur le ventre, les bras et les jambes écartées devenant lui-même une seule chose avec le sol. Sa bénédiction est comme un signal de jaillissement rythmique (...), comme les nouvelles énergies de la nature. C'est la Danse de la Terre» (in Brion-Guerry, 1973: 322-324).

Le public mondain montrera avec virulence son incapacité à modifier son regard. Parmi les critiques enthousiastes, J. Rivière, qui saura aussi comprendre, dans un autre registre, les premières manifestations Dada à Paris écrit: «La chorégraphie n'a plus aucune espèce d'attache avec la danse classique. Tout y est recommencé, tout y est repris à pied d'œuvre, tout y est réinventé». Chef d'œuvre de la modernité, Le Sacre fait bel et bien figure de bouleversement dionysiaque, précédant la folie de Nijinski, 7 ans plus tard, refletant le parcours de Nietzsche (Ginot, 1995: 32-33).

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