samedi 3 mai 2008

Rapt et ravissement



Depuis le rapt des Sabines, d’Europe et d’Hélène (qui fut emportée par Thésée avant de l’être par Pâris), le motif de l’enlèvement, intense et violent, est au cœur des arts érotiques. Sa force tient d’abord à ce qu’il joint des éléments dynamiques, dramatiques et voyeuristes à une réflexion sur les potentialités du páthos et, au-delà, sur le prix de la transgression, de la sensibilité et de l’affectivité. Or, cette violence, naturellement, diffère profondément d’une époque à l’autre. Comme l’a montré Panofsky, dans les vignettes médiévales illustrant les fables ovidiennes, « Europe, en costume […] chevauche un inoffensif petit taureau à la façon dont une jeune dame faisait sa promenade matinale ; et ses compagnes, vêtues à la même mode, forment un tranquille petit groupe de spectatrices. Elles ne se consument d’angoisse ni ne poussent des cris ». À l’inverse, un dessin de Dürer à la toute fin du XVe siècle insiste fortement sur la violence et les émotions de cette scène, accentuant la sensualité de la fille d’Agénor et de Téléphassa. L’attention de l’observateur y est attirée par les cheveux flottants de la jeune fille et les vêtements que le vent emporte, découvrant son corps enchanteur : la douceur – qui sera pourtant encore centrale chez saint Jean de la Croix au siècle suivant – semble avoir cédé la place à la violence.
Dans le célèbre Ratto di Europa (1559-1562), composé pour l’infant Philippe et destiné à décorer un camerino privé du roi, le Titien représente une Europe renversée sur le dos, offerte, indécente sans être vraiment licencieuse. La violence éclabousse les éléments eux-mêmes : le ciel blême est traversé de nuées roses et violacées, la mer mêle âprement le vert au bleu tandis que des taches rouges rappellent le voile de l’héroïne. Les formes elles-mêmes tendent à se désagréger, à l’instar des compagnes d’Europe. Cette dernière capture les regards qui, thématisés dans la toile elle-même, encerclent la victime implorant des yeux les autres personnages et le spectateur avec eux. Lorsqu’en 1618, Rubens s’attache à peindre l’enlèvement des filles de Leucippe, Hilaire et Phœbé, par les Dioscures, il brosse lui aussi une chair tourmentée, sans défense, qui se dévoile à leur insu. L’engagement du spectateur en position de voyeur accentue encore une fois la portée érotique du tableau, les torsions et les efforts des muscles contribuant largement à cet effet. Il est significatif que Rubens – inspiré par Il Ratto delle Sabine (1583) de Jehan de Bologne, cette célèbre sculpture maniériste sise sous les arcades de la loge des Lanzi, sur la Place de la Seigneurie, à Florence – ait dédaigné dans ce tableau la représentation frontale au profit du contrapposto, éminemment sensuel. Les mêmes résistances tourmentées, les mêmes contractures voluptueuses et les mêmes contorsions fiévreuses se retrouvent, mutatis mutandis, dans les toiles de Véronèse et de Jacob Jordaens, dans L'Enlèvement de Déjanire (~1825) d’Antonin Moine, dans Rébecca enlevée par le Templier pendant le sac du château de Frondebœuf (1858) de Delacroix et dans Les Prétendants (1932) d’André Masson, qui traite, sur un mode étonnamment similaire, cette double thématique du rapt et du ravissement érotiques.

Aucun commentaire: