dimanche 4 mai 2008

Une manœuvre de force


L’enlèvement est sensuel en ce qu’il est d’abord une manœuvre de force, une manifestation de la puissance masculine sur une captive soumise, violentée, humiliée, sans défense, enlevée à son existence, arrachée à tout ce qui assurait jusqu’alors la cohérence de sa personnalité. Cette structure est singulièrement récurrente dans l’imaginaire sexuel occidental où l’amour et le désir sont souvent présentés sur le modèle de la dévastation ou de la prédation. Cette dernière, combinant sexualité et animalité, réifie des femmes qui, « peu aptes à la sublimation des pulsions, souffrent d’un trop-plein de libido ». C’est ce qui explique d’ailleurs l’importance accordée aux chevaux écumant dans le rapt de Perséphone par Hadès, ou encore le fait que le ravisseur ne puisse être qu’un furieux centaure (Nessos) ou un taureau impétueux (Zeus).
Il pourrait paraître surprenant que la femme enlevée acquiesce si volontiers à ce déploiement de force. De facto, le rapt appartient également à la topique fantasmatique des femmes qui en font une possibilité de valorisation de soi et esquissent une analogie : si l’homme est vigoureux, c’est qu’elles mêmes sont désirables. Voilà qui explique la portée du fantasme de viol qui, comme l’a bien montré Nancy Friday, est encore prégnant dans l’imaginaire féminin. Comment ne pas se souvenir, par exemple, qu’Emma Bovary, aux côtés d’un Charles endormi, rêvait, selon ce modèle, d’être enlevée : « au galop de quatre chevaux […] vers un pays nouveau, d’où [son amant et elle] ne reviendraient plus. » Et Tolstoï fait encore de l’enlèvement de Natacha par Anatole Kouraguine (fomenté par Dolokhov) un pivot de son grand roman historique, le lien entre l’amour profane et la conception chrétienne du pardon que représentait jusqu’alors la seule Princesse Marie et à laquelle parvient finalement le Prince André après la bataille de Borodino. L’entente inavouable entre un persécuteur exalté et sa victime satisfaite explique probablement que le rapt soit presque invariablement figuré comme une liaison intime et que l’enlèvement soit en définitive une manière de danse érotique comme, dans la toile de Rubens, où les gestes convergent harmonieusement vers le haut, mouvement ascendant d’ailleurs confirmé par le cabrage du cheval et renforcé par une ligne d’horizon exceptionnellement basse. Dans L’Enlèvement des Sabines (1637-1638), Poussin – dont on fait avec Philippe de Champaigne, Le Lorrain et Charles Le Brun le modèle de la peinture classique française – reprendra du reste aux maîtres baroques nombre de principes thématiques et esthétiques : dynamiques expressives, bras lancés vers le ciel, figures chorégraphiques, insistance sur les formules pathétiques, contraction et enchevêtrement de corps et de membres. La littérature elle-même emprunte à la peinture ses principes d’organisation ; notamment dans les romans libertins, où « il y a tableau […] essentiellement parce qu’il y a mise en scène, c’est-à-dire inscription des corps dans un espace qu’ils saturent » : « le tableau n’existe que par cette occupation de l’espace de la narration, les éclairages qui soulignent chacun des éléments, le grossissement des attitudes, les traits en surcharge qui exagèrent un sexe, un soupir, une pâmoison au point d’être les seuls à exister dans l’instant narratif. La mise en tableau de l’étreinte joue de l’image fixe, on aimerait dire hallucinée, et du mouvement du rituel amoureux. Pour y parvenir, elle utilise, conjointement, la description […] et les jeux de parole pour rendre présente la course effrénée des corps en quête de leur jouissance. »

Aucun commentaire: