dimanche 20 avril 2008

Et pourtant elle jouit


Le Bernin, avec adresse et génie, se contente somme toute de matérialiser cette image grâce à un ange qui semble un putti enjoué brandissant sa flèche d’or, un « joli page de grand seigneur qui vient faire le bonheur d’une vassale trop tendre »[1].Pourtant, comme la bienheureuse Ludovica Albertoni (1674) sculptée pour San Francesco a Ripa et dont Stendhal fit une chronique, sainte Thérèse, qui « s’est laissée tomber de bonheur et d’extase »[2], allie bel et bien foi et sensualité. Car « jusqu’aux draperies tortillées, jusqu’à l’alanguissement des mains défaillantes, jusqu’au soupir qui meurt sur ses lèvres entr’ouvertes, il n’y a rien en elle ni autour d’elle qui n’exprime l’angoisse voluptueuse et le divin élancement de son transport ». Décidément, « on n’a jamais fait de roman si séduisant et si tendre »[3] ; et voilà qui ne laisse pas d’offusquer – ou, au contraire, de réjouir outrageusement ! – les bourgeois dont les valeurs mêlent encore réserve néoclassique et pudeur victorienne. Pour eux, comme pour le cicérone de Stendhal, « è un gran peccato que ces statues puissent présenter facilement l’idée d’un amour profane »[4]. Ce que cette extase langoureuse rappelle – par la mise en scène de la Grâce, par l’abandon du corps vaincu et renversé de la sainte, par ses paupières mi-closes, par le désordre du vêtement monacal et par la posture même de son corps, tumultueux et ravi –, c’est qu’aucune révélation ne saurait épuiser le mystère de la foi et que – comme le leur reprochait déjà Celse, au IIe siècle, au nom de la pensée néo-platonicienne –, les chrétiens sont un φιλοσώματον γένος, un peuple qui aime le corps. Dans son Traité de l’amour de Dieu (1615), saint François de Sales, contemporain du Bernin, recommande d’ailleurs aux fidèles d’aimer leur enveloppe charnelle comme autant d’images vivantes du corps du Christ, le sauveur incarné.

Voilà surtout, plus sérieusement, qui permet de comprendre pourquoi un grand nombre de traits mis en place à l’âge baroque perdurent des Lumières à la Décadence, et, au-delà, gouvernent quantité de représentations actuelles de l’érotisme occidental : attitude énigmatique faite d’abandon et de refus, de morgue et de faiblesse émouvante, goût de la conquête (dont l’image s’est peu à peu substitué au tópos de la chasse), culte de la victoire, de l’emportement, voire de la violence, habileté et désir de tenter, le plus souvent possible, la chance. L’érotisme, dès lors, ne sera plus jamais affaire de seules vénusté et de postures provocantes, mais aussi de magnificence, d’apparat, d’irascibilité et de tendre brusquerie. Car, actualisant les motifs capitaux de l’Antiquité romaine, le Baroque a inscrit pour longtemps le conflit et la force au cœur de l’érotisme, dont il a fait une affaire de chefs de guerre, de « capitaines vainqueurs », pour reprendre les mots de Franc-Nohain, ce sous-préfet qui fut un emblème de l’auteur bourgeois du tournant des XIXe et XXe siècles[5]. Car le Bourgeois des révolutions industrielles partage avec le dévot baroque et le libertin des Lumières une foi aveugle en son omnipotence : δύναμαι εί βούλομαι – je peux, si je le désire – telle est leur commune devise.



[1] H. Taine, op.cit., p.267.

[2] Ibid., p.266.

[3] Ibid., p.266-267.

[4] Stendhal, op.cit., p.807.

[5] Franc-Nohain [M.-E. Legrand], Vive la France (1898), Paris, Collège de Pataphysique, 2003.


Sebastien Hubier

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