mercredi 16 avril 2008

Le cheval d’Hector


Parallèlement au legs biblique s’établit, dans ce double versant qui constitue la « tradition occidentale », une image pour le moins plus cordiale de la femme dessus, construite par l’érotisme gréco-romain.

Dans son magnifique (et magnifiquement inexact) « manuel d’érotologie classique » De Figuris Veneris (publié en plein Romantisme allemand comme belle appendice à la « bataille » anti-classique), F. K. Forberg inaugure son chapitre dévolu à la Copulation affirmant que « le coït avec la femme gisant sur le dos est la méthode ordinaire et la plus naturelle ».

Cette affirmation est néanmoins nuancée aussitôt par les sages conseils d’Ovide, étranger à toute prétendue « normalité » dans l’ars amatoria: « que chaque femme apprenne à se connaître : adaptez vos manières à votre physique : la même posture ne convient pas à toutes. Celle qui a un superbe visage, se mettra sur le dos. Celles qui sont fières de leurs dos n’hésiteront pas à le montrer (…) Une petite femme se mettra à cheval sur son homme : Andromaque, qui était fort grande, n’a jamais chevauché Hector» (Art d’Aimer, III, 771 sq.).

C’est pourtant Hector qui présiderait à l’expression consacrée par les Antiques pour désigner la femme dessus, faire « le cheval d’Hector ». Et Martial, contrairement à Ovide, affirme que « derrière les portes les esclaves Phrygiens se masturbaient chaque fois qu’Andromaque chevauchait Hector » (X, 104).

Forberg déclare, humblement, cette petite controverse insoluble.

Elle recoupe, en fait, des disputes plus anciennes autour de la posture elle-même, qui avaient sévi dans la Grèce antique. Offensée, la fille à qui Xanthias propose une « chevauchée » dans les Guêpes d’Aristophane (501-2), se moque de lui par un jeu de mots qui démasque la "politique du coït" : « irritée elle me demanda si je voulais rétablir la tyrannie d’Hipias », le célèbre athénien.

Au contraire, dans la comédie de la transgression générique Lysistrata, les femmes sont présentées, selon l’esprit mal tourné de Forberg, « comme aimant chevaucher » le mâle, « montant sur leurs coursiers » (60), figure que l’on retrouve plus clairement représentée dans une épigramme de l’Anthologie Palatine attribué à Asclépiade ou Posidippe (V, 202) et intitulé Chevauchée d’amour

« Ce fouet rutilant, ces rênes magnifiques,

Plangone en fait présent à l'équestre portique[1] :

Au trot monté il a pu vaincre Philénis

Le soir, quand les chevaux commençaient à hennir.

Ah ! donne-lui la gloire, ô aimable Cypris,

Et que de ta faveur on ait le souvenir »

Il s’agirait d’une allusion aux mœurs des courtisanes. Ceci serait confirmé par l’archéologie puisqu’on aurait retrouvé plusieurs ex-voto de courtisanes consacrés à Vénus où figurent des fouets, des mors et des éperons, emblèmes de leur inclination pour cette posture, voire publicité de leurs services par « petites annonces » religieuses.

Dans les Priapeia publiés par les érotomanes R. Burton et L. Smithers en plein décadentisme anglais (1890), on trouve des références, dans l’épigramme 18 à la position « saint Georges » ou du « postillon », qu’ils présentent comme favorite parmi les Romaines, notamment les prostituées.

Arnobe appelle cette posture l’inequitatio- la chevauchée avec un intéressant distinguo: coxendicibus sublevatis lumborum crispitudine fluctuare- mouvement avec les cuisses en l’air- et clunibus fluctuare crispatis- avec les fesses tremblotantes. Afranius, Donatus et Plaute mentionnent aussi le sujet.

Ce serait aussi, selon l’érudit érotomane Forberg, la position choisie par l’esclave Dave dans la Satire II d’Horace, jouissant de sa « petite catin » (Vii, 47-50).

te coniunx aliena capit, meretricula Dauum:

peccat uter nostrum cruce dignius ? acris ubi me

natura intendit, sub clara nuda lucerna

quaecumque excepit turgentis uerbera caudae

clunibus aut agitauit equum lasciua supinum,

dimittit neque famosum neque sollicitum, ne

ditior aut formae melioris meiat eodem.

Symptomatiquement la posture elle-même est éclipsée dans les traductions du XIXe siècle, telle celle de Henri Patin (1860) :

« Tu te laisses prendre par la femme d'autrui ; Dave, par une courtisane. Lequel des deux est le plus coupable, le plus digne de la croix ? Quand les ardents désirs de la nature me pressent, celle qui, à la clarté d'une lampe, reçoit mes caresses et me les rend, me renvoie sans dommage pour ma réputation, et ne m'inquiétant nullement de savoir si un plus riche, un plus beau ne s'adresse pas au même endroit »

Ou celle de l’ex-frénétique J. Janin, plus marquée par le régime ambigu de l’érotisme Romantique :
« Monsieur court après les femmes mariées, Dave a du penchant pour les souillons; qui de nous deux sera crucifié, du maître ou du valet ? Quand je suis pris de luxure, aussitôt je m'adresse à la première venue, et tout de suite, à la clarté d'une lampe fétide et comme ferait une bête en chaleur, je me rue.... Après quoi bonsoir la compagnie, on sort de là sans honte et sans peur ! car il ne me chaut guère que j'aie été remplacé par un plus riche ou par un mieux tourné que moi »…

Outre les délires interprétatifs de Forberg (créateur sans doute de ce "cheval d'Hector" fantasmatique), nous avons la clarté éclatante de l'iconographie érotique grecque et romaine, dont l'illustration ci-dessus fournit un bon exemple.

Oenochoé à figures rouges d’Attique attribuée au peintre « de Chuvalo », elle date du Ve siècle A.J.C.

Chef d'oeuvre d'intimité érotique, le regard du jeune couple en position frontale crée un espace silencieux d'où le spectateur est pratiquement absent, contrairement au régime de la pornographie bourgeoise et post-moderne.

Dans ce vase délicat nous échappons véritablement, comme dans l'épigrammatique palatine, de l'ombre du Péché qui constituera, volens nolens, le voyeurisme ultérieur de la scientia sexualis.


[1] Promontoire de Zéphyrion dans la banlieue d'Alexandrie

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