Cette église est d’une simplicité baroque : sa façade est conforme au plan que Giacomo della Porta avait établi pour le Gesù, siège romain de la Compagnie de Jésus : trois portes encadrées de colonnes et de pilastres, un entablement, un fronton à segment, deux volutes qui, surplombant les bas côtés, guident le regard jusqu’à l’étage supérieur lui-même surmonté d’un fronton triangulaire avec un médaillon richement décoré. Avec sa nef unique, sa coupole et son abside, ses trois chapelles de chaque côté, ses deux chapelles de transept, l’intérieur, « décoré comme un boudoir »[1], est aussi en tout point conforme à l’esprit de la Contre-Réforme : la fresque de la voûte représente le triomphe de la Vierge sur les apostats dont les corps tordus sont légitimement jetés aux ténèbres, la coupole montre le ravissement de saint Paul, et la cantaria, aux dentelles d’or, est majestueusement encadrée d’anges triomphateurs. Dans la dernière chapelle, à l’extrémité gauche du transept, se trouve la célèbre Transverberazione di santa Teresa où « l'expression de l'amour divin n'a peut-être de différence avec celle de l'amour profane que dans l'atmosphère qui l'entoure »[2]. Curieusement, lorsque, du fond de l’église, on s’avance vers l’autel, ce que l’on aperçoit d’abord, ce sont le patriarche de Venise et le cardinal Federico Cornaro qui, sculptés dans les parois latérales, semblent commenter une scène qu’on ne voit pas encore. Ces personnages, qui parlent avec animation, ne regardent pas l’extase. Depuis la loge où ils semblent s’attarder, ils en ont été les spectateurs émus ; ils en sont maintenant les exégètes.
[1] Stendhal, Promenades dans Rome in Voyages en Italie, Paris, Gallimard, « La Pléiade », 2002, p.806.
[2] V.-L. Tapié, Baroque et classicisme, Paris, Le Livre de Poche, coll. « Pluriel », 1980, p.155.
Avec la virtuosité qu’on lui connaît, Le Bernin adapte à la sculpture le motif de la sacra conversazione, fréquent dans la peinture italienne depuis que Fra Angelico peignit le retable d’Annalena, à la fin des années 1430, pour le couvent de San Marco à Florence. Cependant, cette discussion n’est pas ici écoute appliquée, fondée sur la contemplation ou le recueillement. Elle est vive, presque enflammée et, manifestement, tourne à la dispute. Ipso facto, la première réaction de qui contemple le groupe, conformément au dessein de l’esthétique baroque, mêle la surprise à l’interrogation : que se disent-ils donc, ces personnages, dans ce coretti, nonchalamment accoudés à leur draperie de marbre jaune bordée de pierre noire ? Peut-être, comme le suggérait le président De Brosses, l’un glisse-t-il aux autres, sur un ton plaisant : « si c’est ici l’amour divin, je le connais ; on en voit ici-bas maintes copies d’après nature »[1] — mot autrement plus pertinent et drôle que la boutade de Lacan qui se croyait malin : « Vous n’avez qu’à aller regarder à Rome la statue du Bernin pour comprendre tout de suite qu’elle jouit, sainte Thérèse, ça ne fait pas de doute »[2].
[1] Le Président de Brosses en Italie. Lettres familières écrites d’Italie en 1734 et 1740, t. II, Paris, Didier et Ce, 1858, p.79 — réédité en 2005 au Mercure de France, coll. « Le Temps retrouvé ».
[2] J. Lacan, Le Séminaire, séminaire XX, Encore, Paris, Seuil, 1975, p.70.
Car, précisément, cela est douteux, et c’est là le génie du Bernin ! Lacan fait ici preuve d’un des traits de caractère du Bourgeois qui – Flaubert l’avait en son temps justement observé dans le premier chapitre de la deuxième partie de Madame Bovary (1857) avant d’en faire le cœur de Bouvard et Pécuchet (posth. 1881) – possède un goût monomaniaque pour les provocations dérisoires, la phraséologie et les taxinomies. L’authentique Prudhomme, continuellement contrarié, aime en effet à préciser sans relâche ce dont il parle, et il passe le plus clair de son existence à rédiger les notices du dictionnaire de ses idées reçues, à tisser, « dans le style coulant, cher aux bourgeois »[1], les propos qu’il tient, d’une voix onctueuse et péremptoire, de bribes d’esprit, à asséner, en l’occurrence, avec Soljenitsyne qu’« on asservit les peuples plus facilement avec la pornographie qu’avec des miradors », avec Michel Henry que la pornographie est une « profanation collective de la vie », ou, avec Claude Chabrol « un fascisme ordinaire », à soutenir avec Robert Escarpit que « l’érotisme est une pornographie de classe » ou avec Breton, Robbe-Grillet et Chris Marker que « la pornographie, c’est l’érotisme des autres », ou, donc, « qu’elle jouit, sainte Thérèse, ça ne fait pas de doute » ! À bien égards, décidément, l’âge bourgeois est aussi celui de la sottise, laquelle ne fait bon ménage ni avec l’érotisme, ni avec la séduction.
[1] C. Baudelaire, Mon Cœur mis à nu (1887) in Œuvres complètes, Paris, Laffont, coll. « Bouquins », 1989, p.411.
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