mardi 23 décembre 2008
L'homme dionysiaque, héros des avant-gardes 1
Dans cette «joie (Lust) du devenir lui-même, cette joie qui comporte la joie de l'anéantissement (Vernichten)»(EH, NT § 3), où Nietzsche s'autoproclame le «premier philosophe tragique), il joue à inventer ainsi une véritable «religion d'artiste» (Schaeffer,1992: 296), où la volonté de créer s'oppose sans cesse à la détresse de la volonté d'adorer: «nous voulons devenir ce que nous sommes - les nouveaux, les uniques, les incomparables, ceux qui se donnent leur propre loi, ceux qui se créent eux-mêmes»(GS, § 335).
C'est là un condensé des formules que l'on retrouve par la suite dans les manifestes, proclamations et programmes des différentes avant-gardes, dans une lignée qui va des formes hétérodoxes du symbolisme contemporaines de Nietzsche lui-même jusqu'au(x) surréalisme(s), en passant par des centaines de -ismes dont H. Meschonnic évoque, en un catalogue humoristique, la prolifération, de l'acméisme russe au zénitisme yougoslave (1988: 60).
samedi 20 décembre 2008
L'homme dionysiaque, héros des avant-gardes
Le terme d'«avant-garde»est d'abord une notion française née de la Révolution qui implique un mouvement, vers le progrès, en groupe; terme d'origine militaire sur lequel Baudelaire déjà ironise, préfigurant Nietzsche, dès 1864 : «Les littérateurs d'avant-garde. Ces habitudes de métaphores militaires dénotent des esprits, non pas militants, mais faits pour la discipline, c'est-à-dire pour la conformité, des esprits nés domestiques, des esprits belges, qui ne peuvent penser qu'en société» (in Meschonnic, 1988: 87).
Au niveau des mouvements organisés, l'origine est amplement discutée dans des querelles érudites: la logique de l'avant-garde (manifestes, contre salons, scandales et polémiques, réinvention de la tradition, etc...) est déjà acquise à l'époque symboliste. Plus précisément, pour L. Ferry «il semble que, dans le contexte français, ce soit le groupe des «Incohérents»(1882-1889) qui constitue la première avant-garde esthétique digne de ce nom» (Ferry, 1990: 275).
Le manifeste du Symbolisme publié par J. Moréas dans le Figaro du 18 septembre 1886 reste exemplaire, condensant les stratégies du processus de légitimation avant-gardiste. «Comme tous les arts, la littérature évolue: évolution cyclique avec des retours strictement déterminés (...) Il serait superflu de faire observer que chaque nouvelle phase évolutive de l'art correspond exactement à la décrépitude sénile, à l'inéluctable fin de l'école immédiatement antérieure (...) d'imitation en imitation ce qui fut le neuf et le spontané devient le poncif et le lieu-commun (...). Une nouvelle manifestation d'art était donc attendue, nécessaire (...). Nous avons déjà proposé la dénomination de Symbolisme comme la seule capable de désigner raisonnablement le tendance actuelle de l'esprit créateur en art (...) pour suivre l'exacte filiation de la nouvelle école il faudrait remonter jusques à Shakespeare, jusques aux mystiques, plus loin encore (...). Ainsi dédaigneux de la méthode puérile du naturalisme, le roman symbolique/impressionniste édifiera son oeuvre de déformation subjective» (Delevoy, 1982: 71).
Peu après le néologisme de l'«avant-garde» surgit un autre, adjectivation du nom d'un dieu grec insaisissable et méconnu. Le terme de «dionysiaque», né sous la plume de F. Nietzsche, marque une opération par laquelle le mythe de Dionysos est réinterrogé à l'intérieur du champ philologique puis philosophique, donnant lieu à une essentialisation qui, en tant que construction culturelle novatrice, deviendra une notion clé dans le répertoire de la modernité, problématisant l'articulation des rapports ambigus entre celle-ci et l'avant-garde. Le concept nietzschéen, à la fois central pour toute une modernité réticente à l'«avant-gardisme» et pour ce phénomène lui-même, permet d'interroger sous un angle novateur les rapports entre ces deux pôles.
mardi 2 décembre 2008
Le dionysiaque et la danse moderne 6
En même temps que le concept nietzschéen de la danse dionysiaque influence la naissance de la danse moderne , il envahit les autres arts, notamment la peinture, très liée à l'expérience du mouvement des corps libérés dans l'espace, telle qu'elle s'inscrit dans une des œuvres clés de l'art moderne, La danse (1909) de Matisse. C'est notamment au sein du mouvement expressionniste, animée par de constantes confluences entre les arts plastiques et la danse, que ce phénomène est le plus remarquable.
Ainsi une des meilleures illustrations de la danse dionysiaque est celle, peinte par Emil Nolde, de la Danse autour du Veau d'or (1910), une des œuvres les plus importantes de l'expressionnisme. Le modèle, selon le titre une scène de l'Ancien Testament, demeure un simple prétexte pour représenter une sauvage scène d'orgie. Quatre jeunes femmes pratiquement nues, exécutent une danse extatique, troublant les sens, une épouvantable fête de la joie, pleine de couleurs brûlantes.
Curieusement, le peintre, qui participait avec les membres du Brücke à des camps nudistes et était un érudit pionnier du primitivisme, eut une grande influence sur Mary Wigman, qu'il poussa à s'orienter vers la danse, et avec qui il demeura très lié le restant de sa vie. Réciproquement, la danse fut une inspiration importante de son travail: «on retrouve chez les deux artistes, et plus généralement dans l'art expressionniste allemand, des corps aux lignes torturées, où l'ombre et la lumière, le bien et le mal, l'intérieur et l'extérieur forment des contrastes inquiétants»(Ginot, 1995: 96).
Au niveau de la poésie c'est encore l'expressionnisme qui marque les évocations les plus frappantes de la danse dionysiaque. Ainsi le poète roumain Lucian Blaga, sur qui la pensée de Nietzsche eut une grande influence, intitulé Je veux danser un poème de 1919, hanté par Zarathoustra (concrètement «Lire et écrire» repris en intertexte) et les Dithyrambes à Dionysos:
«Oh, je veux danser comme jamais je ne l'ai fait!/ Que Dieu ne se sente pas/ en moi/ comme un esclave lié par des menottes dans un cachot./ Ô Terre donne-moi des ailes./ Je veux être flèche pour fendre/ toute l'immensité,/ pour ne plus voir autour de moi que le ciel,/ (...) et -baigné dans le flot de lumière-/ danser/ mû par des élans inouïs/ pour que Dieu puisse respirer à l'aise en moi,/ et ne dise pas:/ «Je suis esclave dans un cachot»(in J. Brun, 1976: 23)
Comme pour l'ascension dansante nietzschéenne, «la frénésie s'étend à l'échelle cosmique et à une sorte de béatitude où le moi se fond intégralement avec la nature», exaltant «l'élévation de l'existence au rang de la chorégraphie»(id, ibid.); chorégraphie de la libération des corps «nouveaux» que découvre la danse moderne:
«Donnez-moi un corps,/ vous, montagnes,/ et mers;/ donnez-moi un autre corps pour décharger pleinement ma folie!/ ô Terre immense, sois mon tronc/ (...) Sois l'amphore de mon moi obstiné»(id, ibid.)
jeudi 27 novembre 2008
Le dionysiaque et la danse moderne 5
Symptomatiquement, la «libération des corps» souhaitée par les chorégraphes à la suite de Nietzsche est contemporaine d'un mouvement culturel plus ample, notamment dans le contexte allemand, de «retour à la nature», qui unit dans un même «Zeitgeist»«les cosmiques, la Ligue moniste et les divers systèmes pseudo-philosophiques bâtis autour du vitalisme nietzschéen, à la Jeunesse Allemande et aux mouvements de végétarisme et nudisme» (Rhode, 1997: 34).
La nouvelle conception du nudisme, héritière des mythes du bon sauvage du XVIIIe siècle, s'est développée au XIXe siècle dans une perspective hygiéniste et médicale, en réaction à la société industrielle naissante. Ce courant de libération qui entretient des rapports multiples avec la genèse de la danse moderne s'inscrit dans le développement plus vaste de la «culture physique», porteuse déjà d'ambiguïtés annonciatrices des fascismes, et qui dit la recherche d'un équilibre de l'individu dans ses relations avec les environnements sociaux, politiques et aussi urbains en pleine mutation; nostalgie du monde rural et d'une culture festive harmonisée dans des rythmes naturels dont la danse est un élément central.
R. Saint-Denis réfléchissait sur cette dimension libératrice dans son article déjà cité: «La Danse est le mouvement naturellement rythmique d'un corps qui a longtemps été nié, distordu, et le désir de danser serait aussi naturel que celui de manger, de courir, de nager, si notre civilisation n'avait pas employé d'innombrables moyens, pour diverses raisons, de mettre au ban cette action instinctive et joyeuse de l'être harmonieux. Nos religions formelles, nos villes bondées, nos vêtements, nos moyens de transport sont largement responsables de l'inertie de la masse humaine, qui jusqu'à il y a très peu de temps était enserrée dans des corsets. Mais nous commençons à émerger, à nous jeter dehors, à exiger l'espace pour y penser et y danser» (in Ginot, 90).
mardi 25 novembre 2008
Années folles 3
La mode à la garçonne – initiée par le scandaleux roman éponyme de Victor Margueritte (1922) – est, pour les bourgeoises d’alors, fondée sur « l’illusion d’avoir conquis des droits. Celui au moins de refuser le corset. Celui des grandes enjambées, celui des épaules à l’aise, de la taille qui n’est plus serrée »1. Ainsi, si les normes comportementales bourgeoises qui, on l’a vu, se sont empesées au XIXe siècle restent prégnantes dans les faits, les représentations du corps et du désir féminin qui se mettent en place autour de la Grande Guerre s’inscrivent dans un profond renouvellement des valeurs morales aussi bien qu’esthétiques — valeurs qui, pour l’essentiel, s’exercent encore aujourd’hui. C’est en effet dans les Années folles que s’impose, avec les loisirs, l’agrément des plages, de la mer et du soleil et que surgit l’idéal hédoniste du sea, sun, sex and sand régissant, dans toutes les classes sociales, la conception actuelle des villégiatures2. Chez Larbaud ou Montherlant, qui se livre à un double éloge passionné des jeunes filles et des coups de soleil, les vacances se ritualisent et s’érotisent, accompagnées qu’elles sont de l’observation de corps ensoleillés, qui, à demi-nus, associent, la grâce aux vertus du sport et des soins portés à soi-même. C’est durant l’entre-deux-guerres en effet que, se moquant comme d’une guigne des tristes conséquences du Black Thursday, la finesse, la vigueur et la gracilité s’imposent définitivement dans le canon occidental. Dès le début des années 1920, ce dernier s’incarne dans les corps mis au concours de miss et de reines de beauté qui, apparaissant comme une réponse à l’enlaidissement de la vieille Europe, sont soutenus par des discours hygiénistes, voire eugénistes. Silhouette haute, chair jeune, jambes interminables, ventre étroit, les règles de la beauté sont ainsi fixées qui réglementeront pour longtemps encore la vie quotidienne, l’érotisme et la pornographie de l’Occident bourgeois.
1 D. Desanti, La Femme au temps des Années folles, Paris, Stock, 1984.
2 Cf. M. Crick, « Representation of International Tourism in the Social Sciences : Sun, Sex, Sights, Savings and Servility » in Annual Review of Anthropology, n°18, 1989, p.307-344.
lundi 24 novembre 2008
Le dionysiaque et la danse moderne 4
À la suite de Duncan de nombreux chorégraphes vont se référer à la pensée de Nietzsche, au prix parfois de contresens, voire de trahison de ses idées (Le Moal, 1999: 312). Parmi les pionnières, Ruth Saint Denis, baignée dès l'enfance dans toutes sortes de pensées orientalo-religieuses fin de siècle, telles que la théosophie ou le scientisme, fera de la danse «l'instrument de la réunification avec le divin», tel qu'elle l'écrit dans son article La danse, expérience de vie (1925), dont le ton post-nietzschéen se combine avec une rhétorique annonciatrice du «flower power» et du «new age»:
«Je vois les hommes et les femmes dansant rythmiquement dans la joie en haut d'une colline baignée des rayons safran d'un soleil levant. Je les vois se mouvant lentement (...) Je les vois dans la célébration; la célébration de la terre et du ciel et de la mer et des collines, en des mouvements libres et heureux qui sont autant de projections de leur sentiment de paix et d'adoration. Je vois la Danse utilisée comme moyen de communication d'âme à âme, pour exprimer ce qui est trop profond, trop fin pour les mots (...) Danser, c'est se sentir une part du monde cosmique, enraciné dans la réalité intérieure de l'être spirituel (...) Ouvrez la voie de la danse! Elle élargira l'horizon, donnera sens à beaucoup de choses encore cachées, une nouvelle puissance à chacun, une nouvelle valeur à l'existence»(in Ginot, 1995: 90).
Parallèlement, en Allemagne, la «danse expressionniste» est marquée par cette même quête utopique d'une harmonie de l'être avec le cosmos, ou de l'individu avec la société dont témoignent les écrits des artistes et des intellectuels allemands contemporains. Mary Wigman, amie du peintre Emil Nolde et pionnière de cette danse «expressionniste», se préoccupe surtout des relations intimes entre la spiritualité et le mouvement: dans ses nombreux écrits, Wigman décrit sa propre expérience créatrice comme la mise en mouvement et en espace des puissances invisibles qui l'animent. La danse est alors proche de la transe, le danseur du médium et le spectacle dansé renoue d'une certaine façon avec la fonction cathartique qu'elle occupait dans les sociétés archaïques.
Témoignant d'un Zeitgeist décidément nietzschéen, une des premières et plus mémorables «performances» de la Galerie Dada à Zürich, Wigman dansa un de ses étonnants solos en récitant le Zarathoustra. Dans ses propres danses, Wigman reflète alors, selon J. Martin, «la tendance philosophique générale de l'esprit allemand; ce sont des danses d'introspection, révélatrices d'états intérieurs (...) vibrants, excitants. Elle passe du lyrique le plus tendre au grotesque et à l'obsession démoniaque pour retrouver la retenue et la noblesse de la tragédie» (Ginot, 1995: 99), confluence de registres qui rejoignent directement le conglomérat dionysiaque articulé par Nietzsche.
Par ailleurs, elle participera, comme Laban et d'autres danseurs «expressionnistes», aux fêtes liées aux jeux Olympiques de 1936, témoignant des rapports ambigus entre danse, irrationalisme et nazisme.
jeudi 20 novembre 2008
Le dionysiaque et la danse moderne 3
Parallèlement à la tentative de Nijinski, des artistes, refusant les conventions académiques du ballet européen (chaussons et tutus) dans le contexte de la fin du XIXe siècle où sont remises en cause les valeurs culturelles occidentales et où l'on découvre les vertus du «primitivisme», élaborent une danse fondée sur la pure expression corporelle. C'est la dimension nietzschéenne de la danse comme expression de la vie même qui conduit I. Duncan (1878-1927) à rejeter les formes artificielles et apolliniennes du ballet pour retrouver, à partir du «corps naturel et réel» les chemins d'une danse dionysiaque cherchant à renouer avec les grands mythes grecs: «Je compris que mes seuls maîtres de danse seraient à jamais Jean-Jacques Rousseau (Émile), Walt Whitman et Nietzsche», écrira-t-elle après avoir intensément réfléchi sur son art.
Cette quête s'inscrit dans un moment où l'Amérique connaît une évolution religieuse spécifique qui imprimera sa marque, à la fois sur les personnes (le mysticisme transcendantaliste de Duncan) et sur les pratiques gestuelles: «du gospel aux sectes telles que les shakers, la religion renoue aux Etats-Unis avec le corps, et réactualise des formes de transe où la danse a un rôle à jouer (...) Tandis que, sur le vieux continent, les corps des danseurs restent empêtrés dans des institutions lourdes de plusieurs siècles de tradition, l'Amérique se sent un corps neuf, chargé d'une expérience neuve: la danse était faite pour l'exprimer»(Ginot, 1995: 88).
La danse sera pour Duncan une expression spirituelle qui puise ses sources dans l'âme humaine plus que dans des formes préétablies. Elle fonde ainsi les bases les plus essentielles de la modernité: «la notion d'invention d'un langage gestuel, de l'adéquation du mouvement avec le projet artistique, et, surtout, la libération des codes conventionnels qui emprisonnent le corps, non seulement dans les formes de danse existantes, mais aussi plus généralement dans la société»(Ginot, 1995: 91). Elle crée ainsi des chorégraphies d'une liberté et d'une expressivité physique jusqu'alors inconnues (elle danse presque nue, etc...), «apprenant aux artistes que la danse était la musique des corps«. Elle exprimera ses visions nietzschéennes dans des œuvres comme sa Bacchanale de 1904 ou sa Danse des furies (1910).
L'impact dionysiaque des danses de Duncan est par ailleurs lisible dans le délire extatique de l'historien de l'art E. Faure, qui écrit dans Les danses d'Isadora Duncan (1910), un des manifestes de la nouvelle danse, faisant des références explicites à sa connexion avec la bacchanale antique :
«Du fond de nous, quand elle dansait, montait un flot qui balayait tout ce qu'il y a dans les coins de notre âme d'ordures entassées par ceux qui nous ont légué depuis vingt siècles leur critique et leur morale et leur raison (...) Quand nous la regardions avidement nous retrouvions cette pureté primitive qui (...) réapparaît au fond du gouffre de notre conscience exténuée pour nous faire reprendre pied dans l'animalité sainte (...) L'intelligence est engloutie. Le monde cellulaire que nous sommes tressaille dans ses profondeurs. Le lien caché se renoue entre nos éléments infimes et l'enivrement confus des foules sacrées et aveugles (...) Isadora! tu nous a donné la certitude que le jour approchait où nous reprendrions le contact fécond de la vie instinctive»(Brion-Guerry, 1973: 562).
On voit ici clairement fusionner le primitivisme esthétique des avant-gardes avec l'idéal dionysiaque nietzschéen: «Nous avons maintenant assez souffert, dieu terrible, souffert de comprendre et de savoir (...) nos enfants vivront. Nous désirons avec ardeur qu'ils retournent aux communions premières que nous ne pouvons vivre que par éclairs (...) les bêtes dansent, les sauvages dansent. Nous avons, nous qui voulûmes oublier que nous étions des bêtes, nous (...) qui ne sommes plus des sauvages, nous avons tant accumulé de douleurs raisonnées»(id, ibid). Et E. Faure conclut avec un appel programmatique: «La danse est la libération des énergies accumulées (...) la communion totale (...) les lignes acquièrent une valeur multiforme, fugitive et mouvante comme le ruissellement perpétuel des sensations qui font passer la vie dans nos nerfs et notre sang (...) et l'obscénité et la foi partout mêlées et confondues (...) La Danse est revenu et ceux, qui savent déjà nous faire apparaître (...) de quelles puissances multiples et fatales elle est l'obéissant écho, nous offrent parmi les premiers le pain que nous réclamons»(1910, in Brion-Guerry, 562).
On retrouve ces mêmes idées dans plusieurs textes théoriques contemporains qui constatent un véritable changement de paradigme esthétique. Ainsi G. Etscher constate dans La renaissance de la danse: «L'esprit de la danse a disparu peu à peu, et ce qui reste est comme une carcasse vide (...) La danse classique, sur scène, était un désastre (...) Il était nécessaire qu'un Messie vienne et la régénère (..) C'est ainsi que l'art de la danse a trouvé un nouvel idéal dont il avait besoin pour remplacer celui qui avait disparu»(id, 565). Cet idéal, H. Ellis l'exprime dans un texte théorique fondamental, La philosophie de la danse, où l'on retrouve l'héritage nietzschéen: «la signification de la danse, au sens large du terme, réside donc dans le fait qu'elle est simplement un réel appel intime de ce ryhtme universel qui marque toutes les manifestations matérielles et spirituelles de la vie. La danse est l'expression première à la fois de la religion et de l'amour (...) De plus, l'art de la danse est intimement mêlé à toutes les traditions de guerre, travail, plaisir, éducation (...) les dieux eux-mêmes dansaient, comme les étoiles dansent dans le ciel»(id, 590).
Ce qu’imposent ainsi les Années Folles1, c’est d’abord un changement de profil qui étire les silhouettes et adoucit les gestes : la hauteur s’imposant, les jambes semblent se déployer tandis que le maquillage mincit les traits. Sveltesse, simplicité, aisance, dynamisme et grandeur deviennent des valeurs qui ne concernent pas la seule apparence. Soupault ne s’y trompe pas qui s’interroge, en 1935, « à qui fera-t-on croire que l’esthétique féminine n’est pas un des symptômes les plus marquants de l’évolution de la civilisation ? » À travers l’édiction de nouveaux canons de beauté, s’affirme cette femme nouvelle qui est le pendant, dans le domaine de la mode, de l’homme nouveau dont rêvent ensemble dictateurs et avant-gardistes.
1 Voir G. Vigarello, Histoire de la beauté. Le corps et l’art de s’embellir de la Renaissance à nos jours, Paris, Seuil, 2005 ; et, du même auteur, « Années folles : le corps métamorphosé » in Sciences Humaines, n° 162, juillet 2005.
mercredi 19 novembre 2008
Années folles 2
Odette représente bien, dans À l’Ombre des jeunes filles en fleurs (1919), « toute une époque » sujette aux métamorphoses : son corps est « découpé en une seule silhouette cernée tout entière par une “ligne” qui, pour suivre le contour de la femme, avait abandonné les chemins accidentés, les rentrants et les sortants factices, les lacis, l’éparpillement composite des modes d’autrefois, mais qui aussi, là où c’était l’anatomie qui se trompait en faisant des détours inutiles en deçà ou au-delà du tracé idéal, savait rectifier d’un trait hardi les écarts de la nature, suppléer, pour toute une partie du parcours, aux défaillances aussi bien de la chair que des étoffes. Les coussins, le “strapontin” de l’affreuse “tournure” avaient disparu ainsi que ces corsages à basques qui, dépassant la jupe et raidis par des baleines avaient ajouté si longtemps à Odette un ventre postiche et lui avaient donné l’air d’être composée de pièces disparates qu’aucune individualité ne reliait. La verticale des “effilés” et la courbe des ruches avaient cédé la place à l’inflexion d’un corps qui faisait palpiter la soie comme la sirène bat l’onde et donnait à la percaline une expression humaine, maintenant qu’il s’était dégagé, comme une forme organisée et vivante, du long chaos et de l’enveloppement nébuleux des modes détrônées »1.
1 M. Proust, À L’Ombre des jeunes filles en fleurs, Paris, Le Livre de Poche, 1992, p.200-201.
mardi 18 novembre 2008
Les Années folles 1
Le 11 novembre 1918, à onze heures, alors que, dans une belle et froide matinée d’automne, le front se fait soudain silencieux, la vieille Europe prend conscience qu’elle est anéantie. Et les problèmes ne font que commencer : l’Allemagne, ébranlée par une insurrection spartakiste finalement écrasée par l’Armée, est au bord du chaos. L’Italie, dépitée de ne se pas voir attribuer l’Istrie et la Dalmatie, connaît en outre une grave crise économique et bascule, dès 1919, dans le désordre : les paysans qui réclament le partage des terres s’attaquent aux grands domaines agricoles tandis que le monde ouvrier multiplie les grèves et les occupations d’usines, rêvant de constituer des soviets. Les pays voisins de la jeune Russie socialiste embrassent volontiers l’autoritarisme pour échapper au péril bolchevique. Effrayante saignée humaine, la guerre laisse également l’économie exsangue : les réparations financières que doivent payer les vaincus engendrent nombre de rivalités, tandis que l’effondrement des cours, l’augmentation des prix, l’endettement, la surévaluation des monnaies, les spéculations éhontées font partout naître de vives tensions. La sombre plaisanterie de Beckett dans L’Innommable (1983) – « c’est le commencement qui est le pire, puis le milieu, puis la fin ; à la fin, c’est la fin qui est le pire » – semble s’appliquer à merveille à la Grande Guerre et à l’étrange paix qui, lui succédant, ne fut finalement qu’une parenthèse1.
Pourtant, Antonio Domínguez2 l’a bien montré, ces années furent aussi celles de l’opium – poison de rêve ! –, de l’exaltation sexuel, du charleston, du quickstep, du fox-trot, du black bottom et du shimmy, ces danses trépidantes et sensuelles. Ce que, dans l’élite intellectuelle et sociale, les femmes gagnent alors en liberté, l’érotisme, qui « cristallise les perceptions contradictoires d’une identité féminine en pleine évolution »3, l’acquiert, lui, en expressivité. La garçonne aux cheveux court coupés, aux robes soyeuses, au voluptueux fume-cigarettes et à l’étrange silhouette androgyne incarne cette émancipation4. La mode du bobbed hair, que popularise au cinéma Louise Brooks, dégage le cou et la nuque, mettant en valeur de larges boucles d’oreilles qui répondent aux bracelets sur les bras dénudés, aux très longs colliers de perles, aux broches fantaisistes. Mais la beauté sensuelle demeure liée à l’histoire des conventions sociales et des valeurs morales, et dès le début du XXe siècle, la métamorphose des corps féminins, affinés et bronzés, engendre à son tour de nouvelles représentations de la Bourgeoise, désormais indépendante et active. La beauté devient grâce, le charme élégance, et tous ces vertus concernent aussi bien les traits que les regards, les gestes que le maintien — ces modifications culturelles, dépassant les individus, changent la place même du féminin dans la société5.
1 Cf. Enzo Traverso, À Feu et à sang. De la guerre civile européenne (1914-1945), Paris, Stock, 2007.
2 A. Domínguez Leiva, Sexe, opium et charleston, Neuilly-les-Dijon, Le Murmure, 2007.
3 C. Bard, Les Garçonnes. Modes et fantasmes des Années folles, Paris, Flammarion, 1998, p.91.
4 Voir F Gontier, La Femme et le couple dans le roman (1919-1939), Paris, Klincksieck, 1976, p.79 sqq.
5 Voir Ph. Jaenada & A. Dupouy, Sous le Manteau. Cartes postales érotiques des Années folles, Paris, Flammarion, 2008.
vendredi 14 novembre 2008
Le dionysiaque et la danse moderne 2
La libération des corps à l'âge des avant-gardes trouve dans la danse un terrain d'élection. Dès le tournant du siècle on sent à l'intérieur de l'édifice disciplinaire de la danse classique certains remous ayant une tonalité fortement dionysiaque. L'idée et le scénario du Sacre du printemps reviennent au peintre N. Roerich, auteur des décors à la Gauguin et ethnologue de surcroît, spécialiste du paganisme tribal et très au fait des rites chamaniques. Sous l'impulsion de Roerich, qui le guide dans l'exploration des rites primitifs, Nijinski fréquente longuement le musée du Louvre, où il étudie des attitudes de la Grèce, et compose des mouvements inspirés des fresques, faisant abstraction du langage académique et remontant ainsi à une inspiration antérieure à la danse classique, à l'instar de nombre de pionniers de la danse moderne. Nijinski invente un mouvement vraiment nouveau, qui prend le contre-pied des codes (les 5 positions, etc.), tandis que Roerich pousse ainsi le compositeur I. Stravinsky à puiser dans les racines archaïques de la Russie, divisant le ballet en deux actes aux titres très «ethnologique»: L'Adoration de la terre et Le Sacrifice.
Stravinsky s'explique au sujet de son oeuvre dans un texte où s'exprime un panthéisme dionysiaque : «J'ai voulu exprimer la sublime montée de la nature qui se renouvelle: la montée totale, panique, de la sève universelle (...) une terreur sacrée (...) une sorte de cri de Pan (...) Dans le premier Tableau, (...) [des] Adolescents viennent à la rivière (...) Ce ne sont pas des êtres déjà formés; leur sexe est unique et double, comme celui de l'arbre. Ils se mélangent; mais dans leurs rythmes on sent le cataclysme des groupes qui se forment (...) Les groupes se séparent et entrent en lutte (...) C'est la définition des forces par la lutte, c'est-à-dire par le jeu. Mais on entend l'arrivée d'un cortège. C'est le Saint qui arrive, le Sage, le Pontifex, le plus vieux du clan. Une grande terreur s'empare de tout le monde. Et le Sage donne la bénédiction à la Terre, étendu sur le ventre, les bras et les jambes écartées devenant lui-même une seule chose avec le sol. Sa bénédiction est comme un signal de jaillissement rythmique (...), comme les nouvelles énergies de la nature. C'est la Danse de la Terre» (in Brion-Guerry, 1973: 322-324).
Le public mondain montrera avec virulence son incapacité à modifier son regard. Parmi les critiques enthousiastes, J. Rivière, qui saura aussi comprendre, dans un autre registre, les premières manifestations Dada à Paris écrit: «La chorégraphie n'a plus aucune espèce d'attache avec la danse classique. Tout y est recommencé, tout y est repris à pied d'œuvre, tout y est réinventé». Chef d'œuvre de la modernité, Le Sacre fait bel et bien figure de bouleversement dionysiaque, précédant la folie de Nijinski, 7 ans plus tard, refletant le parcours de Nietzsche (Ginot, 1995: 32-33).
lundi 10 novembre 2008
Le dionysiaque et la danse moderne 1
Nietzsche, au même titre que Mallarmé à qui l'unissent de subtiles correspondances (Deleuze, 1962: 36-39), est un des théoriciens précurseurs d'un phénomène clé des avant-gardes, la naissance de la danse moderne, en complète rupture avec la danse classique. La danse constitue un des véritables «mythèmes» du corpus dionysiaque dans l'œuvre nietzschéenne, qui s'autoproclame elle-même comme danse («mon style est une danse, écrit le philosophe a son ami E. Rohde, un jeu avec les symétries de toute nature, il gambade par-dessus ces symétries en les narguant»). Ce thème a subjugué Nietzsche depuis La naissance, qui voit dans la danse dionysiaque «un symbolisme qui met en mouvement le corps tout entier (...) la danse totale qui agite de son rythme tous les membres» (Nietzsche, 1994: 55). Thème poursuivi d'œuvre en œuvre: il rêve de livres qui enseignent à danser et ne peuvent être lus sans ressentir le désir de danser (HTH §206), d'une culture à venir qui serait une danse (HTH§ 278), le philosophe étant un bon danseur, et réciproquement (GS § 341). Dans sa propre folie, Nietzsche restera fidèle à sa double passion «dionysiaque», la musique et la danse. Overbeck raconte comment il retrouve le philosophe après l'effondrement à Turin. «il était hors d'état d'exprimer autrement les ravissements de sa joie que par (...) des danses et des bonds grotesques»(in Morel, 1971: 330).
Opposant la dimension dionysiaque de l'art, inscrite dans le souffle même de la nature, dans notre part d'irrationnel et qui sollicite le corps entier dans une «danse totale» à la dimension apollinienne, rationnelle, qui recherche la satisfaction simplement intellectuelle devant la beauté formelle, Nietzsche attribue à la danse une essence dionysiaque, car elle crée le trait d'union de l'art et la pensée à la nature et à la vie.
La danse «dionysienne«, transférée dans des expériences au premier abord fort éloignées, s'y rattache à la répudiation de l'ego individualisé, «source et origine de toute douleur et condamnable en soi«, première étape dans la conquête de la verticalité que désire «Zarathoustra le danseur», le prophète du Dieu inconnu: «quiconque veut apprendre à voler doit d'abord apprendre (...) à danser»(in J. Brun, 1976: 21). Zarathoustra continue: «que tout corps devienne danseur (...) Levez vos pieds, bons danseurs, et mieux que cela: sachez aussi vous tenir sur la tête»(APZ, De l'homme supérieur, § 19), jusqu'à sa propre possession dionysiaque: «jetzt bin ich leicht, jetzt fliege ich, jetzt sehe ich mich unter mir, jetzt tantzt ein Gott durch mich»(«à présent je suis léger, maintenant je vole, maintenant je me vois sous moi, maintenant un dieu danse par moi», APZ, Lire et écrire).
Nietzsche accusera Wagner de ne pas avoir respecté les exigences de la musique dionysiaque où «il fallait danser», ce qui empêche toute musique de se trahir en mimant le théâtre ou la peinture. Il lui préférera Bizet et la danse mauresque de Carmen pleine de «lascive mélancolie» et à la «gaîté africaine» empreinte de tragique. En parlant de la danse, Nietzsche ne fait jamais allusion au mode de représentation du ballet qui lui était contemporain (en fait déjà en mutation dans le sillage du Symbolisme), mais essentiellement à ses dimensions propres, une «danse rêvée», absolue, non référencée à un style existant, apparaissant de façon fantomatique comme la sédimentation dans l'imaginaire d'un corps possible et perdu depuis l'aurore de la civilisation (le corps dionysien, possédé et désintégré pour mieux renaître). Nietzsche affirme le corps comme «montreur de voie», vecteur d'un «vouloir sans fond». Il s'agit de l'aurore d'un impensé par où le corps pourrait réinventer sa propre histoire, en se révoltant contre la grande machine oppressive qui marque l'histoire des sociétés disciplinaires du XIXe siècle.
mardi 14 octobre 2008
Erotisme et Ordre Moral
Comme un bonheur ne vient jamais seul
nous vous offrons aujourd'hui une deuxième
GRANDE NOUVELLE
Vous pouvez d'ores et déjà vous télécharger l'historique Premier numéro de la Revue d'Etudes Culturelles
Érotisme et Ordre Moral
sur
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Qui a dit que l'université française était "débandante"?
(Réponse dans un des articles en question...)
Délicieux Supplices
VIENT DE PARAÎTRE
DÉLICIEUX SUPPLICES. Érotisme et cruauté en Occident
édition présentée par
A. Domínguez Leiva et S. Hubier
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les hommes castrés de Marie de France !!
les horreurs troubles des martyrologues!!!
les poèmes bizarres de Jean Auvray et les pièces d'Alexandre Hardy!!
les lettres de Sade à sa femme!!
Pétrus Borel !!
les douces fessées et les odieuses caresses de Mr. Hubier!!
les beautés d'échafaud romantiques!!
masochisme décadent!!
Hofmannstahl S-M!!
Moulin Rouge !!
La femme tanatophore !!
Le Jardin des Supplices !!
J'aime l'amour qui fait mal !!
Robes Grillades de Robbe Grillet !!
Bret Easton Ellis vs Houellebecq !!
Les cruels dessins de Eisenstein !!
Jean Fabre !!
Angelin Preljocaj !!
Gilles de Rais, Huysmans et Bataille !!
et enfin,
le triomphe et la chute de la Sexploitation !!
Et si tout ceci ne vous a pas convaincu(e)s,
allez télécharger de suite notre magnifique couverture sur
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samedi 11 octobre 2008
Délices fin-de-siècle
Les formes morbides de la sexualité envoûtent toute cette fin de siècle gynéphobique ; et l’érotisme de la Décadence, qui reprend l’obsession médicale de la dégénérescence, est marqué par une mélancolie extrême, elle-même engendrée par la conscience accablée de l’insignifiance de l’existence, de l’inanité des sociétés modernes, des déterminismes de toutes sortes qui accablent les psychés et les corps humains. Le Décadent, ce détraqué à l’émotivité exaspérée, n’a plus qu’à chercher refuge dans son univers intérieur. Partisan d’un solipsisme radical, il est préoccupé par toutes les sensations qui l’assaillent et par ses pulsions inconscientes. Ce raffinement aigu de la sensibilité, qu’accompagne souvent une délicatesse dépravée, le contraint à trouver refuge dans l’imagination qui, continûment soutenue par les drogues et la fée verte, apparaît comme la seule possibilité de sublimation d’une réalité décevante. La sensualité fin-de-siècle, qui exacerbe le goût antérieur pour l’exotisme et les bizarreries, affectionne la dépravation, les dérèglements sexuels, la sophistication, les situations inhabituelles, étranges, et la fréquentation des filles au visage exsangue, au regard vicieux, ou des séductrices sublimes qui, comme dans le célèbre recueil Neurotica (1891) de ce poète majeur de la Jung Wien qu’est Felix Dörmann, sont autant d’idoles marmoréennes prématurément usées par la morphine. La volupté décadente ne se saurait concevoir que dans des boudoirs suffocants, tendus de soie et d’organsin, où dansent des femmes fatiguées aux yeux mauves, où reposent des femmes indolentes, tête renversée, chevelure déployée, comme la célèbre Dormeuse (1893) de Jean-Jacques Henner aujourd’hui exposée au musée d’Orsay. Aussi, alors qu’elle reprend à la topique romantique nombre de ses loci classici, la Décadence substitue-t-elle à l’image de la prostituée et des « filles crapuleuses » (Léon Bloy, La Femme pauvre, p.65) celle de la femme fatale, qui elle-même se superpose progressivement à la figure de la magicienne dont les aventures sont relatées dans les boucles d’un style coruscant. « Moderne Circé » (Rollinat), la créature voluptueuse est partout aux alentours de 1900. Au cœur de décors kitsch – celtiques ou byzantins –, elle figure aussi sur quantité de gravures et d’ex-libris (Franz von Bayros, puis Karel Šimůnek et Michel Fingensten), sur les façades, les pendules et les papiers peints. Goûtant au-delà de toute mesure les allégories – jolie Immoralité ou vilaine Vertu avec son lys blanc et ses yeux d’outre-tombe –, l’art 1900, jusque dans ses courbures, est un art féminin. Cette omniprésence de la féminité explique d’ailleurs que, dans la littérature, les badinages des « tribades », des « fricatrices », des « anandrynes » et des « belettes » soient perçus, à la Belle Époque, comme une forme privilégiée de l’érotisme. La peinture n’est pas en reste et Les Deux Amies – Paresse et Luxure (1866) de Courbet sont si célèbres et saisissantes que le tableau sera repris par Toulouse-Lautrec (1895), puis par André Lhote (1920), par Paul-Émile Bécat – l’illustrateur de l’Arétin, de Laclos et de Verlaine – par Picabia (1941), par Clovis Trouille (1952), par Luis Royo (2006), par Geneviève Van der Wielen (2007) — tableaux auxquels il faudrait ajouter les Deux femmes de Paul Delvaux, Les Jeunes Filles de Tamara de Lempicka, les très jolies lesbiennes de Kevin Townson ou Just a Couple of Girls de Wilson Watrous. Correspondant à une émancipation du plaisir hors des contrats de mariage et des impératifs procréateurs, la saphisme se manifeste par une exploration à la fois vitaliste, morbide et sensuelle des possibilités érotiques, débouchant sur d’autres figures relationnelles, le plus souvent sur fond de décor exotique, comme ce sera encore le cas d’Emmanuelle à Chargée de mission (1991).
jeudi 9 octobre 2008
Pendant les Lumières, « les petits-maîtres se ressemblent tous dans leur manie vestimentaire, leurs mimiques et leur jargon. Ils affichent leur naissance, leur richesse, leur connaissance du monde. Les roués au contraire cultivent un style propre, ils jouent avec les limites de leur caste, risquent la grossièreté dans les mots et la violence dans les gestes. Ils ont le goût de la méchanceté morale. Même s’il oublie l’origine du terme qui le désigne et l’ombre de la roue qui le menace, le roué affectionne l’excès là où le petit-maître se contente d’obéir à la norme » (M. Delon, Le Savoir-vivre libertin, p.257-258). À bien des égards, le Bourgeois fin-de-siècle, tant honni de Gourmont et de Villiers, est l’héritier de ces petits-maîtres dont le Thémidore de Godard d’Aucour est le modèle. Le Décadent est celui du roué dont le Versac des Égarements du cœur et de l’esprit reste mutatis mutandis le prototype. On comprend mieux alors que l’érotisme décadent renvoie à une vaste entreprise de démolition des valeurs classiques, fondée sur l’excentricité et le scandale. En France, au tournant du siècle, la promulgation de lois émancipatrices favorise les entreprises libertaires, la Bohême parisienne, les clubs tapageurs réunissant de jeunes intellectuels nés aux environs de la publication des Fleurs du mal (1857). En ces temps où l’anarchie est en vogue, leurs conciliabules dans les cafés et les cabarets de la Rive gauche, leurs déclarations aigrelettes dans de minuscules revues éphémères, visent à épater le Bourgeois autant qu’à conspuer le système dans lequel celui-ci prospère. La déraison et la dérision, ces valeurs centrales de la Décadence, affectent aussi la représentation de la sexualité, l’érotisme rejoignant la vision pessimiste alors prépondérante et le rejet d’une civilisation matérialiste, positiviste, industrielle et mercantile. Parallèlement, la lassitude, les névroses, la neurasthénie gouvernent les représentations de la volupté, cette dernière étant systématiquement associée aux troubles, aux hallucinations, aux perversions, à la mysticité, à l’aliénation et au deuil. Pour le moins paradoxal, l’érotisme fin-de-siècle, qui témoigne de l’attirance qu’exercent le personnage de la jeune fille et son initiation au plaisir, est édifié sur la haine de la réalité, sur le culte du mensonge, du leurre et de l’artifice, sur l’exécration des femmes, sur l’aversion que suscite la nature chez les dandies, les esthètes et autres dilettantes. La sensualité décadente tend ainsi naturellement vers le pastiche, la parodie, voire le canular, la fumisterie, l’afféterie, l’ironie ludique, le mélange des tons et des couleurs. En matière de volupté aussi, le Décadent, « épouvanté par les froideurs suprêmes » (M. Rollinat, « À l’Insensible ») des regards féminins, est un être extravagant que caractérise son goût de l’anormalité. Évidemment « à la délicieuse corruption, aux détraquements exquis de l’âme […], une suave névrose de la langue devait correspondre » (Préface aux Déliquescences d’Adoré Floupette), et l’érotisme, hanté par les sombres théories de Cesare Lombroso et de Max Nordau, s’énonce alors en un style chatoyant, tissé de plaisanteries sinistres, d’élégances et d’obscénités, d’ennuyeuse lucidité et de démence enchanteresse.
mardi 7 octobre 2008
Triste fin de siècle ?
La période de la Décadence voit l’Occident acquérir peu à peu le visage que nous lui connaissons aujourd’hui. En 1878, le traité de Berlin a déçu les attentes russes et créé dans la péninsule balkanique une zone de tensions qui sert directement la politique allemande, les rapports entre l’Europe et la Turquie, cet emblème de l’Orient, étant déjà pour le moins houleux. D’un autre côté, la triple Alliance irrite fort la France et la Russie qui se trouvent ipso facto rapprochées. Aux États-Unis, les investissements accélèrent le progrès économique, permettant la réalisation d’infrastructures coûteuses. L’afflux d’immigrés – très vite encadré de quotas –, le succès de l’expansion vers l’Ouest, la résolution certes brutale, mais définitive, du problème indien par le massacre de Wounded Knee, tout semble célébrer la gloire de l’Union. Pourtant la crise de 1893 – liée à la déflation, au déclin rural et à une baisse désastreuse de la consommation – aggrave brutalement les antagonismes sociaux qu’expriment les mouvements populistes aussi bien que la grève de Pullman soutenue par la Railways Union. Au même moment, l’Europe, où prolifèrent déjà les activistes, connaît d’importantes vagues de grèves, aux limites de l’insurrection. Certes, tout cela contribue fortement à renforcer l’idée d’un étiolement de la civilisation, d’une dégénérescence de ces valeurs qui, jusqu’alors, assuraient à l’Occident succès économique et stabilité idéologique — conditions sine qua non de toute prospérité individuelle. Néanmoins, pour bien saisir, dans le domaine de l’érotisme, les conséquences de cette disposition, mêlée d’angoisse, à la décadence, il n’est pas inutile de revenir un bon siècle en arrière — ne serait-ce qu’au sens où l’affliction fin-de-siècle apparaît comme une rechute du mal du siècle romantique.
lundi 6 octobre 2008
Désirs et délices bourgeois
Le contrôle de la sexualité ne correspond pas uniquement à des impératifs religieux mais aussi à la nécessité de garantir les liens de filiation et ce, pour des raisons économique, juridique et psychologique. Comme dans les autres domaines de la vie sociale, l’anarchie en matière de sexualité (la contraception médicalisée n’aura finalement apporté que des solutions bien imparfaites aux vicissitudes du sentiment et du désir) aurait en effet des effets désastreux : bouleversement sociétal, indifférenciation relationnelle, chaos structurel. On le devine, il serait insensé d’analyser l’érotisme, l’amour, le désir ou le plaisir dans les Belles Lettres et les arts en négligeant l’approche culturaliste ; et l’histoire – fut-elle littéraire ! – de la sexualité découle de celle du flirt, du couple, de l’éducation sentimentale, du maquillage, des costumes ou de l’habitat. L’idée que ce l’on se fait des incommodités ou du confort, par exemple, modifie profondément les rapports aux choses du sexe. Comment imaginer avec les dispositions culturelles d’aujourd’hui la sexualité des paysans bretons du Moyen Âge dont le lit clos accueille nuitamment toute la maisonnée ? Qu’en est-il au XVIIIe siècle durant lequel la plupart des logements d’artisans et d’ouvriers est encore constituée d’une simple pièce ? À la campagne du moins, les occasions sont nombreuses de se rouler dans les foins pour y faire, à l’écart, d’exquises cabrioles tout en gardant un œil sur le bétail (l’univers pastoral est aussi celui des plaisirs champêtres, des fantaisies bucoliques, des paillardises rustiques. Pierre Berthelot le confessait déjà : « J’ayme, dedans un bois, à trouver d’aventure,/ Dessus une bergere un berger culletant,/ Qui l’attaque si bien, et l’escarmouche tant,/ Qu’ils meurent à la fin au combat de nature »). En ville, en revanche, la promiscuité est bien plus fâcheuse. Au Grand Siècle, même le séjour des grands seigneurs et des riches bourgeois est continuellement encombré de caméristes et de valets leur ôtant tout intimité. Ce constant voisinage d’une domesticité méprisée et devant laquelle rien – ni corps ni ébats amoureux – n’a à être caché donne lieu à d’horribles (et délicieux !) péchés que les romans s’empressent de reproduire et d’amplifier. Longtemps, la pudeur semble un sentiment superfétatoire, et ce n’est qu’au cours des Lumières – au moment même où l’autobiographie s’impose comme un genre majeur – qu’elle étend son règne, l’histoire de l’érotisme devenant celle de l’implicite, de tout ce qui est sciemment soustrait aux regards d’autrui, dans la mesure du possible.
Au XIXe siècle, la pudeur s’impose donc comme une valeur prégnante du système axiologique en matière de sexualité, bouleversant irrémédiablement les thématiques et les enjeux de l’érotisme. Toutefois, seul l’intérieur bourgeois offre alors les conditions effectives de l’intimité. Au sein de ce prolétariat qui écœurent quantité d’artistes, d’écrivains et d’intellectuels européens, « des familles de huit et dix personnes s’entassaient dans ces charniers, sans même avoir un lit souvent, les hommes, les femmes, les enfants en tas, se pourrissant les uns les autres, comme des fruits gâtés, livrés dès la petite enfance à l’instinctive luxure par la plus monstrueuse des promiscuités ». Partout, « des sortes de tanières sans nom, des rez-de-chaussée effondrés à demi, masures en ruine consolidées avec les matériaux les plus hétéroclites », « des bandes de mioches, hâves, chétifs, mangés de la scrofule et de la syphilis héréditaires, […] pauvres êtres poussés sur ce fumier ainsi que des champignons véreux, dans le hasard d’une étreinte, sans qu’on sût au juste quel pouvait être le père ». En somme, « l’abjection humaine dans l’absolu dénuement » ( É. Zola, L’Argent [1891], Paris, Gallimard, « La Pléiade », t. V, 1967, p.149-150). Plus âprement et plus longtemps encore que dans la réalité, dans l’imaginaire européen, les classes laborieuses, vivant dans l’insalubrité, resteront sexuellement désordonnées, à rebours du Bourgeois que caractérise la prophylaxie, l’hygiène (aujourd’hui étendue à la diététique) et une sexualité méticuleusement contrôlée. Mais, surtout, l’érotisme s’opposera à la hideur des prolétaires et des indigents, et, dans le système occidental des représentations comme pour Fraisier, préfet de la Seine en 1840, « les classes pauvres et vicieuses sont toujours, ont toujours été et seront toujours la pépinière la plus productive de toutes sortes de malfaiteurs ; […elles sont] des classes dangereuses ». Parallèlement, s’est imposée l’idée que l’argent est aussi un agent esthétique. Plus encore que la beauté, qui est naturelle, l’érotisme qui, à l’instar de la séduction, est affaire d’entregent et d’urbanité, semble le privilège des individus fortunés. Le Bourgeois le sait bien qui goûte les garçonnières confortables, les jolis corps soigneusement préparés pour l’amour, les désirs plaisamment parfumés.
vendredi 3 octobre 2008
L'érotisme bourgeois
Une des sociétés la plus répressive en matière de sexualité est probablement celle de la bourgeoisie capitaliste. En effet, guidée par la haine de l’aristocratie, elle a assis son autorité grâce à la Révolution et se plaît à dénoncer les turpitudes de l’Ancien Régime, auquel elle oppose une pureté nouvelle. L’emblème des indignités passées est, bien sûr, Marie-Antoinette qui, prise de « fureur utérine », est réputée s’être livrée à tous les débordements, goûtant prétendument jusque dans la prison du Temple aux bonheurs de la chair : « j’ai été bien foutue et refoutue dans le cours de ma vie. Mais, je n’ai jamais eu tant de plaisir que cette nuit. Je l’ai passée tout entière entre les bras de Lafayette. Que le bougre est vigoureux ! Hercule lui-même ne m’aurait point procuré de plus vives sensations ». Celle qui fut Reine se ravise pourtant bientôt et s’essaie à d’autres plaisirs, plus intenses encore, avec le sieur Dubois, valet de chambre du Roi — il fallait bien que le laquais, allié objectif du bourgeois révolutionnaire, soit plus vigoureux que le marquis de Lafayette, le héros de la bataille de Brandywine ! Au fil du XIXe siècle (qui, sur ce point du moins, prolonge le rationalisme du siècle précédent), de nouveaux facteurs idéologiques viennent renforcer la pudibonderie bourgeoise et relancer ce combat immémorial entre la sexualité et la censure dont Malraux fera, en 1932, le cœur de sa préface à Lady Chatterley’s Lover de Lawrence.
D’une part, le scientisme médical fait de la maîtrise de la sexualité un précieux adjuvant à la créativité et à la réussite : la perte séminale est conçue comme une déplorable dilapidation de capital, et le Bourgeois, tout comme le puritain, est un homme chaste et besogneux qui abhorre le gaspillage. Ainsi, comme le remarque Alain Corbin, les ouvrages médicaux de l’époque sont de véritables « manuels de gestion spermatique. À chaque page, se retrouve le fantasme de la déperdition. La thermodynamique enseigne que la chaleur se transforme en énergie ; de la même manière, le plaisir créateur entraîne la perte de la vitalité […]. De là, ces interminables débats consacrés aux effets bénéfiques – ou aux méfaits – de la continence masculine, de là ces foudres brandies contre la débauche anténuptiale, de là ces anathèmes répétés à l’encontre des “fraudes conjugales” […] : coït interrompu, masturbation réciproque, qualifiée d’“ignoble service”, caresses bucco-génitales, coït anal. Le docteur Bergeret et quelques autres dénoncent, en outre, avec la même virulence, la copulation avec l’épouse stérile et avec la femme ménopausée : deux figures ravageuses, aux amours inutiles, tumultueuses, excessives, dont aucune crainte ne vient endiguer les débordements. Menaces pour la morale, ces Messalines conjugales aiment à “se livrer à des coïts effrénés”, explique Bergeret, qui épuisent leurs partenaires ».
D’autre part, le renforcement de la société industrielle soutient la croyance dans les vertus de la capitalisation et de la rentabilité, et des raisons économiques influent en profondeur sur la vie sexuelle du Bourgeois. Toutefois, les coutumes qui s’imposent alors étaient en germe depuis bien longtemps, et la raison impose que l’on souscrive pleinement à l’idée que « l’histoire de la sexualité, si on veut la centrer sur les mécanismes de répression, suppose deux ruptures. L’une au cours du XVIIe siècle : naissance des grandes prohibitions, valorisation de la seule sexualité adulte et matrimoniale, esquive obligatoire du corps, mise au silence et pudeurs excessives du langage », « développement des procédures de direction de conscience et d’examen de conscience ». La seconde, au XIXe siècle, constituant moins au fond « rupture […] qu’inflexion de la courbe ». Ainsi, à travers la domination exercée en Occident par la bourgeoisie, le XIXe siècle consoliderait un ordre moral qui, préparé dès longtemps, fait de la famille honnête un idéal, ce qui s’accompagne fatalement de l’endiguement des outrances sexuelles, de la maîtrise sociale des plaisirs individuels, de la condamnation de toutes les formes de dépravations. L’Angleterre victorienne – qui échappe pourtant à l’influence de l’Église romaine – érige cette morale en un idéal qu’il convient d’étendre à toutes les classes de la société. En réalité, en variant les perspectives et en s’attachant tour à tour à la prostitution, à la pudeur, à la violence, à la tendresse et au plaisir, on pourra mettre en évidence tantôt un mouvement croissant d’érotisation de la société au cours des siècles, tantôt une répression accrue de la sexualité, du XVIe au seuil du XIXe siècle, tantôt, à l’instar d’Edward Shorter, une véritable révolution sexuelle qui interviendrait à la fin des Lumières avec la naissance de la famille moderne : « in the traditional society the individuality was suppressed by rigorous social codes. Then came modernization and market capitalism which unshackled emotions and created romantic love. A sudden onrush of sentiment brought on the sexual revolution ». Ce qui ne dispense pas, au demeurant, de souligner que « le XIXe siècle hérite du XVIIIe », « deux points essentiels : rationalisme et littérature érotique. »
lundi 14 juillet 2008
Vacances
Nous serons en vacances jusqu'au 15 septembre, date à laquelle nous espérons reprendre de plus belle avec vos contributions à notre projet de
Revue d'Etudes Culturelles En Ligne...
D'ici là
Bonnes Vacances Culturalistes
et pour certain(e)s
à bientôt au
Congrès de la SFLGC à Dijon
!!!
lundi 30 juin 2008
Basic Instinct
Dès que la figure de la femme dessus retrouve sa spécificité, au-delà du catalogue banalisé des postures, réapparaît l’ancienne hantise de la bacchante déchaînée.
Ainsi la célèbre ouverture de Basic Instinct présente elle une femme blonde (sur l’identité de laquelle reposera tout le mystère du film[1]) qui possède de la sorte, après l'avoir attachée, une ancienne star du rock avant de la trucider avec un pic à glace (instrument déjà mythique dans l’arsenal du giallo et du gore).
Le jeu métafictionnel du film tournera autour de cette scénographie de l’insurrection féminine (qui peut être lue comme préfiguration de l’affaire Lorena Bobbit qui éclata un an après la parution du film). Catherine Trammel (l’inoubliable Sharon Stone) avait en effet décrit cette scène jusque dans les moindres détails dans un de ses romans à succès.
L’écho de la première scène revient dans la clôture du film, également célèbre, dans laquelle le détective Nick Curran (un magnifique Michael Douglas, vivant écho des anti-héros noirs incarnés par son père dans les fifties) et Trammel sont enfin réunis pour « la baise du siècle». Lorsque Nick tourne son dos, Catherine plonge sa main sous le lit, puis, après une brève hésitation, la remonte, vide, vers son amant.
La caméra plonge sous le lit et nous montre le détail du pic à glace meurtrier et (ironiquement) über-phallique.
Renversement dans le renversement comme l’affectionne le « néo-noir », cette image finale clôt le film sur lui-même dans une réversibilité angoissante, retour en force de la panique misogyne du film noir classique dans le contexte de la « féminisation de la culture américaine ».
La femme dessus, on le voit, garde entier son potentiel subversif pour le « regard mâle » (male gaze) qui orchestre, aujourd’hui encore, la discours filmique.
Le débat sur le sens de cette subversion reste, quant à lui, encore ouvert, opposant les partisans du « empowerment » féminin que représenta l’icône Stone aux critiques du versant gynécide et phallo-dépressif du « noir » ressuscité.
[1] Pour ceux que cette anatomie de rêve intéresse, il s’agit bel et bien de celle de Sharon Stone, qui refusa (self-publicity ? conscience professionnelle ? perversité ?) d’être doublée. L’énigme narratif s’inscrit ainsi dans la chair elle-même, jouant sur la fragmentation médiatique du corps starisé. Rappelons aussi, pour les nostalgiques de célébrités nues, que le rôle de Trammel fut rejeté par Julia Roberts, Meg Ryan, Nicole Kidman, Jodie Foster, Mariel Hemingway et Geena Davis. La face ( ?) du cinéma en eût été, dans chaque cas, changée…
mardi 24 juin 2008
Joys of Sex II
Néanmoins, contre les contempteurs (mais aussi les hérauts –de plus en plus rares) du frénétisme libidinal, on pourrait voir dans ces images l’illustration de la « relative tranquillité des mœurs sexuelles hypermodernes », nourrie « de l’idéal séculaire du sentiment et du bonheur que l’on assimile au « bonneur à deux » [1].
Mode d’emploi pour couple « cocooné » plus qu’aliénation performative, notre image renverrait alors à l’attention et le soin de soi qui, dans une « affectivation grandissante des rapports entre les êtres », se substituent à l’éclatement militant (quelque peu mythique) de la « libération sexuelle ».
Les positions sexuelles, au-delà de la substitution d’une discipline répressive des corps par une discipline jouissive, s’inscriraient alors dans le « sacre des petits bonheurs » de l’hyperindividu hypermoderne, au même titre que d’autres variations ludiques dans la vie quotidienne.
« De fait, l’imaginaire d’excellence technicienne et l’imaginaire relationnel progressent de concert : ce n’est pas une sexualité monadique qui triomphe mais un modèle fondé sur la dimension intersubjective, intégrant l’altérité désirante de l’autre (…) avec un idéal d’échanges des plaisirs, d’écoute du désir de l’autre, d’attention à ses rythmes et à ses préférences »[2]…
Qui, sans être un tantinet hypocrite, pourrait vraiment s’en offusquer ?
Selon cette perspective, après avoir critiqué l’opulence capitaliste dont ils bénéficiaient largement, les tristes « intellocrates » (si fourbes[3]) s’attaqueraient maintenant aux plaisirs mêmes vers lesquels les poussent leur position doctorale et leur énorme narcissisme (car qui, sinon, se réclamerait intellectuel ?).
Les (petits) jouisseurs contempteurs de la jouissance des autres (empêcheurs de « jouir-en-rond »), ce serait le retour en force de Mr. Homais et de l’« expérience bourgeoise »[4].
L’inversion du sentimentalisme romantique par le culte « high » de Bataille serait ainsi devenue une « idéologie » de distinction de classe, opposée aux sexualités, bien plus satisfaisantes, de la culture « pop ».
Et la topique catastrophiste qui voudrait « liquider » la révolution sexuelle (peut-être la seule qui « changea la vie »[5]) ne serait autre chose que le substitut d’une millénaire rhétorique -finement analysée par J. Delumeau, peu convoqué néanmoins dans ces querelles- de condamnation religieuse des plaisirs éphémères de la chair?
Le débat (défaillant, pour ne pas dire autre chose) sur le sens de notre sexualité ("éréthisme discursif généralisé" symptomatique de la modernité occidentale selon l’analyse consacrée de M. Foucault) reste ouvert, comme le montra notre numéro historique de la Revue d’Etudes Culturelles consacré à « Erotisme et Ordre Moral ».
A vous de juger.
[1] G. Lipovetsky, op cit, p. 224.
[2] Id, p. 271-272
[3] Selon la théorie bien connue de P. M. Johnson, The Intellectuals, Harper, 1990
[4] « Il n’est peut-être pas inutile, rappelle Lipovetsky, de rappeler que la disjonction du sexe et du sentiment était autrement plus marquée quand les belles rhétoriques romantiques faisaient bon ménage avec la fréquentation assidue des bordels » (Op cit, p. 269).
[5] G. Duby, préface à Amour et Sexualité en Occident, Paris, Seuil, L’Histoire, 1991
lundi 23 juin 2008
Joys of Sex
Un des textes les plus décisifs et les moins étudiés de la « révolution sexuelle » fut le Joy of Sex de Alex Comfort (1972). Après avoir critiqué des siècles de manuels sexuels terrorisants dans The Anxiety Makers ce respectable sexologue, connu désormais comme Doctor of Fun, lança la bombe du self-help-sex qui se vendit à plus de dix millions d’exemplaires.
Illustré par les très seventies Charles Raymond et Christopher Foss (inspiré par un couple anonyme qui restera à jamais les « unsung heroes » de cette révolution), le livre reprenait la tradition des catalogues libertins par un aggiornamento de l’ars sexualis, adapté au « Paradis Sursexé, Dopé et Hédoniste des Boom-Boom Seventies » (Tom Wolfe)[1].
Depuis, un véritable sous-genre s’est développé à partir de cette niche, constituant une part assez alléchante du marché éditorial et se diffusant, à travers les magazines féminins puis masculins, dans l’ensemble de notre « noosphère »[2].
Les deux figures de cette image anonyme illustrent bien cette vogue, ainsi que la logique contemporaine de la banalisation sexuelle, apothéose du fun postmoderne pour les uns, « tyrannie du plaisir » dénoncée par les autres.
Ces couples assez enfantins seraient, pour tout un courant « néo-décadentiste », l’emblème de notre « liberté imposée », celle de « l’orgasme obligatoire »[3]. Depuis l’annus mirabilis ( !) de The Joy of Sex des textes fourmillent (constituant un nouveau sous-genre, à leur tour) qui « assimilent la libération sexuelle au « chantage à l’érection permanente », au « stakhanovisme de l’hédonisme », à la « tyrannie du génital », à la dictature du coït »[4].
Notre image, reprise assagie et banalisée de l'ancien fantasme subversif de la femme dessus, illustrerait alors ce sexe devenu « corvée », empreint du productivisme de la jouissance industrialisée, hypertechnique et opérationnelle [5], « savoir-faire technicien » qui nous éloigne des jeux délicats et poétiques de l'amour dans une véritable « désérotisation du monde ». Derniers en date « des beaux arts ménagers, à côté de la cuisine et du jardinage », ces « manuels de civilité du couple moderne » érigent la « bienbaisance » en principe absolu[6].
Ces deux "partenaires", s’instrumentaliseraient l’un l’autre afin de parvenir à l’autosatisfaction, le plaisir étant devenu pure performance, voire défi sportif dans un « projet de santé parfaite » devenu idéologie[7] qui génère des nouvelles angoisses, se substituant aux vieilles peurs métaphysiques puis médico-légales …
[1] C’est à juste titre que The Joy of Sex est l’expression choisie pour illustrer les années 70 dans le Century of Sex de James R. Petersen, commandité par Hugh Heffner, un des principaux « héros » de cette « révolution du siècle ».
[2] La question posée en 1970 par une femme anonyme, convertie au sexe oral, à Playboy sur le « contenu calorifique de l’éjaculation », peut à juste titre figurer comme le tournant historique de cette vogue. Il fallut attendre 1972, précisément, pour que Playboy ose la publier… (Pour celles et ceux que la réponse intrigue, cela varie entre une et trois calories…).
[3] H. Schlesky, Sociologie de la sexualité, Paris, Gallimard, 1966, p. 212.
[4] Lipovetsky, Le Bonheur Paradoxal, Essai sur la société d’hyperconsommation, Paris, Gallimard, 2006, p. 266
[5] Guillebaud, La Tyrannie du plaisir, Paris, Seuil, 1998, p. 107-131
samedi 21 juin 2008
Banalisation de la femme dessus
Suite à la codification croissante du discours érotique, la figure de la femme dessus prend place dans la systématique combinatoire qui accompagne la prolifération des catalogues des postures sexuelles.
Le roman voyeuriste de Raymond Guérin L’Apprenti (1946) illustre ce nouveau régime de la figure, le style (de « transition ») hésitant entre réalisme sale et préciosité.
D’où la tension, autour de l’ancien interdit, entre l’abondance d’images (décevantes) qui vont de la « barque » à la « chèvre », en passant par les « poires » et la rhétorique naturaliste (car le dirty realism est bel et bien un naturalisme), proche de notre cher Zichy.
Symptomatiquement la logique triomphale de la femme est inversée, c’est elle la « crucifiée » et l’« égorgée » selon une fantasmatique sacrificielle qui renvoie à « l’écriture mâle » de Miller, dénoncée par Kate Millet dans le célèbre Sexual Politics. Animalisée (c’est elle la chèvre, comme diraient les étudiants d’aujourd’hui, et elle hurle) elle est, selon la tradition misogyne de la femme « naturelle » (c’est aussi elle le poirier) et presque matérique, proche de l’abject (des bulles de salive, etc). L’insistence sur la femme « prise », « possédée » et « dépossédée » se situe dans cette inversion de la menace de la femme dessus.
« La femme se remuait maintenant, imperceptiblement, sur l’homme qui l’avait prise. Comme une barque sur la mer calme. M. Hermès sentait la moiteur de ses paumes sur les genoux de son pantalon de pyjama….Quand la femme commença à gémir, M. Hermès fut déçu, oui : presque déçu. Cela avait monté trop vite. La femme creusait et gonflait ses reins comme une chèvre. L’homme, sur le dos, restait inerte, souriant. Il tenait les seins de la femme entre ses mains, comme des poires qu’il aurait voulu cueillir. Il semblait l’attendre. Mais, très vite, la femme ne fut plus qu’une chair qui roule, qui se brise sous le déferlement d’une force liquide et qui sombre. Elle battait l’air de la tête, les cheveux fous, comme irritée. Elle cria. Elle cria de plus en plus fort Elle avait perdu tout contrôle. Possédée, elle ne se possédait plus. Elle se débattait furieusement contre une résistance qui s’acharnait en elle. Elle s’était finalement dressée sur ses bras graciles, comme crucifiée, raidie, douloureusement raidie dans un spasme qui irradiait son visage. Puis elle hoqueta, des bulles de salive autour des lèvres. Et, les cheveux collés par la sueur sur les tempes, elle hurla tout d’un coup dans la nuit telle une égorgée, avant de s’abattre sur le corps de l’homme ».